Le maître bouddhiste Thich Nhat Hanh évoque la souffrance, l’espoir et les affaires

Cet article a été publié dans le journal d’Allemagne du Sud, le Suddeutsche Zeitung, pour le week-end du samedi 1er au dimanche 2 juin 2013. Il est basé sur une interview donnée en août 2012 à l’EIAB, et a été traduit de l’allemand.

Interview réalisée par Malte Conradi et Sarah Raich

Waldbröl- Si le personnage de Yoda, le grand sage de “Star Wars”, était inspiré d’une personne de la vie réelle, il se serait inspiré de cet homme.

Souriant, Thich Nhat Hanh, 86 ans (2013), est assis sur le sol d’une salle de méditation, le crâne rasé, portant la veste brune d’un novice bouddhiste [sic], une petite théière de thé vert fraîchement infusé devant lui.

Ce petit homme doux est considéré comme le représentant le plus important du Bouddhisme après le Dalaï Lama.

A la suite de ses appels à la réconciliation au coeur de la guerre du Vietnam, il fut contraint de quitter le Vietnam en 1969, son pays natal, alors que ses appels à la réconciliation dérangeaient les communistes au pouvoir. En exil dans le sud de la France, il enseigne le Bouddhisme aux Occidentaux.

Bien qu’en Allemagne chaque année afin d’enseigner aux moines, moniales et personnes laïques de la Province de Rhénane, Thich Nhat Hanh a toutefois rarement l’occasion d’accorder des interviews. Et s’il en a le temps, ses disciples en profitent alors pour l’écouter partager.

Une heure trente plus tard, nous pouvons constater que Thich Nhat Hanh est encore tranquillement assis dans la position du lotus, le dos droit [littéralement “droit comme une bougie”, Kerzengerade] – tandis que ses invités souffrent déjà tous des articulations.

SZ: Vous avez été témoin d’un nombre considérable de souffrances tout au long de votre vie. Comment êtes-vous parvenu à ne pas perdre espoir?

Thich Nhat HanhEffectivement, j’ai connu beaucoup de souffrances, surtout pendant la Guerre du Vietnam. A l’époque, je contribuais à la construction d’un village dans la zone démilitarisée, afin d’y offrir un abri pour les réfugiés. Or, comme les Vietcong s’y cachaient, la zone fut bombardée par les Américains. Nous avons donc dû procéder à sa reconstruction. Mais, à nouveau, elle fut la cible de nouveaux bombardements. Et; là encore, nous nous sommes remis au travail, nous avons reconstruit ; jusqu’à ce qu’elle subisse le même sort une troisième fois. C’est alors que nous nous sommes arrêtés et avons pris le temps de nous interroger : fallait-il encore reconstruire ? Convaincu qu’abandonner serait ôter tout espoir à la population, nous avons décidé de reprendre la construction des habitations une nouvelle fois, puis une quatrième et même une cinquième fois !

SZ: Mais où avez-vous trouvé la force de faire cela ?

TNHNous essayons de transformer la souffrance en quelque chose de bon. Même une fleur de lotus a besoin de boue pour pousser. Le lotus est incapable de pousser sur du marbre. Nous devons reconnaître qu’il existe un lien étroit entre la souffrance et le bonheur. Si vous fuyez la souffrance, vous ne pouvez pas trouver le bonheur. Nous devrions au contraire essayer d’identifier les racines de notre souffrance. Ce n’est qu’alors que nous pourrons gagner en compréhension et cultiver la compassion.

Ces deux éléments sont la clé du bonheur. Sans compréhension ni compassion, jamais l’argent et le pouvoir du monde n’apporteront le bonheur. La seule chose qui aide face au fanatisme, à l’oppression, à la peur et à la colère est de regarder profondément dans la boue afin de permettre à une fleur de lotus de pousser. Si vous pouvez reconnaître la souffrance de votre agresseur, vous n’avez pas besoin de le haïr.

SZ : Aujourd’hui, vous invitez des Occidentaux dans vos monastères afin de diffuser ces enseignements. Que faites-vous exactement là-bas ?

TNH : Vous n’avez pas besoin d’être bouddhiste pour mettre en pratique ces enseignements. C’est ce que nous appelons la pleine conscience, l’art de vivre le moment présent, une sorte d’énergie que l’on peut générer soi-même. La pleine conscience aide à se libérer des tensions et de la tristesse ; elle nous permet de profiter davantage de la vie. Les personnes qui pratiquent ainsi apprennent à gérer leur souffrance, leur colère, leur confusion. Après avoir participé à l’un de nos séminaires [retraites], ces personnes savent comment créer plus de joie et de paix dans leur vie, comment rétablir la communication avec les autres. On pourrait nous appeler bouddhistes, mais en réalité notre travail est universel.

SZ : Cela peut paraître un peu abstrait.

TNH : Oh, en réalité c’est très simple. Prenons l’exemple de votre trajet jusqu’au travail ; il suffit juste de marcher en arrêtant de penser, sur toute la longueur du trajet entre le parking et votre bureau. Vous marchez seulement avec vos pieds, pas avec votre tête, pas après pas. Cela nécessite un peu d’entraînement, mais marcher ainsi vous ramène à l’ici et maintenant ; cela fait de vous une personne libre. Profitez de chaque pas. Lorsque vous arriverez à votre bureau, vous serez en mesure de prendre de bonnes décisions. Tout cela est très simple, vraiment. Vous voyez, les pratiques sont très concrètes. Et au bout de quelques jours seulement, elles permettent un véritable changement, une transformation et une guérison. Vous pouvez en faire l’expérience par vous-même.

SZ : Mais les gens ont tant de choses à penser, tant de pression, tant de soucis. Comment pouvez-vous vous détendre sur le chemin du travail ?

TNH : Laissez-moi vous raconter une histoire à ce sujet. Il y a quelque temps, j’ai rencontré une jeune femme prénommée Laura. Son mari, Frederik, était un homme d’affaires prospère. Malgré le fait qu’ils avaient tout ce dont on pourrait rêver, Laura n’était pas heureuse car ils manquaient de temps l’un pour l’autre ou pour leur fils. Frederik n’avait de temps que pour le travail. De prime abord, elle était fière de lui, mais elle a vite commencé à se sentir seule. Elle a essayé beaucoup de choses, elle est retournée à l’université et a obtenu un diplôme, elle a organisé des événements de charité. Mais cela n’a pas aidé. Elle pleurait souvent la nuit. De son côté, Frederik insistait sur le fait que personne ne pouvait le remplacer au travail, expliquant qu’il pourrait peut-être réduire son temps trois ans plus tard. Mais trois années s’écoulèrent et il travaillait toujours autant.

Même quand leur fils a dû subir une intervention chirurgicale, il lui a été impossible de se libérer. Puis, un jour, Frederik fut victime d’un accident de voiture auquel il ne survécut pas. Trois jours plus tard, quelqu’un d’autre le remplaçait déjà au travail. Ce genre de choses arrive à beaucoup de gens. Nous devons nous réveiller. Maintenant. Pas dans trois ans. Nous ne devons pas sacrifier notre bonheur aujourd’hui pour l’avenir !

SZ : Pourquoi vos enseignements suscitent-ils un tel intérêt à l’Ouest ?

TNH : Nous vivons une crise profonde, en particulier en Occident. Les gens fuient leur souffrance, ils ont peur. C’est pourquoi ils consomment de plus en plus : musique, alcool, nourriture, Internet. Ce n’est pas tant parce qu’ils ont besoin de ces choses qu’ils consomment, mais parce qu’ils ne supportent pas leur solitude, leur vide intérieur. Nous avons peur que notre tristesse nous submerge si nous la regardons en face. Mais la peine ne cesse de croître. Nous sommes emplis de regrets quant au passé, et de craintes et inquiétudes concernant l’avenir. La pratique de la pleine conscience peut nous aider. Lorsque nous laissons aller le passé et les perspectives d’avenir, nous nous libérons de notre souffrance.

SZ : Cela fait 50 ans que vous vivez en Occident. Cela a-t-il changé votre travail ?

TNH : Lorsque j’ai été forcé de m’exiler après la guerre du Vietnam, j’ai dû m’habituer à la façon occidentale de penser et agir. Cela m’a aidé à transmettre les enseignements de manière à ce que l’esprit occidental puisse facilement les comprendre. C’est ainsi que j’évite d’utiliser des termes bouddhistes ; nous préférons nous exprimer très simplement. Le terme “se repentir”, par exemple, est extrêmement lourd. Nous parlons donc de ‘toucher la terre’. On touche la terre et on prend un nouveau départ, on laisse le passé derrière soi. Aujourd’hui, nous traduisons même certains de ces termes en vietnamien. Partout, nous utilisons une nouvelle langue afin d’atteindre les jeunes. Les Occidentaux aiment nos enseignements parce qu’il n’y a pas trop de rituels. Nous ne devrions pas surcharger les enseignements de trop de théorie et complexité. Il s’agit de notre vie quotidienne. Il en va d’ailleurs de même pour le Christianisme. Seul un Christianisme renouvelé peut être utile aux gens dans la vie moderne.

SZ : Les réformateurs sont rarement bien accueillis par les conservateurs.

TNH : C’est vrai. Quand j’étais jeune moine, j’ai moi aussi rencontré des difficultés avec les Bouddhistes conservateurs. J’ai même dû quitter mon propre Monastère. J’ai donc fondé un nouveau Monastère avec des amis, au beau milieu de la jungle. Mais dans le Bouddhisme, la structure de l’organisation demeure très souple, nous n’avons pas l’équivalent du Vatican. Nous ne risquons donc pas non plus d’être excommuniés.

SZ : Vous avez publié plus de 100  livres. Comment y êtes-vous parvenu ?

TNH : Nous le faisons ensemble. Comme une rivière. C’est notre devise : Faire partie de la rivière, et non pas une goutte d’eau. Couler avec la rivière. Nous n’avons pas de héros individuels. Et d’ailleurs, il y a de nombreux libres que je n’ai pas écrits moi-même [sic] : un Frère ou une Soeur prend des notes lors d’un de mes enseignements, puis un autre Monastique les met en forme. Il en va de même pour les décisions qui sont toujours collectives : nous commençons par discuter ensemble d’un problème, puis quelqu’un propose une solution. Si vous êtes d’accord, vous gardez le silence. Si vous avez une opinion différente, vous vous exprimez. A trois reprises, nous demandons ensuite si tout le monde est d’accord. Si tout le monde reste silencieux trois fois, la décision est prise. C’est comme cela que nous travaillons. Tout le monde peut procéder de la sorte, même les entreprises.

SZ : Êtes-vous homme d’affaires compétent ?

TNH : Oui. Nous avons trouvé un bon principe de base pour notre vie d’affaires : la joie et le bonheur doivent être la chose la plus importante. Sans cela, même la plus grosse somme d’argent ne servirait pas à grand chose. Si nous travaillons de tout notre cœur et avec joie, nous réussissons dans notre travail. Et notre entreprise aura du succès. Mais notre objectif à nous n’est pas l’argent, c’est la Communauté.

SZ : Vous semblez être pleinement satisfait. N’êtes-vous jamais malheureux ?

TNH : (Rires). Vous n’avez pas bien écouté, jeune homme ! Vous n’avez pas compris ce que j’ai dit. Le bonheur n’est pas possible sans tristesse ni souffrance. Moi non plus, je ne peux pas faire pousser les fleurs de lotus sur le marbre.

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Thich Nhat Hanh January 15, 2020

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