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À la recherche de l’ennemi de l’homme

Lettre adressée le 1er juin 1965 au révérend Martin Luther King par Thich Nhat Hanh. Il s’agissait de leur tout premier contact ; c’est un an plus tard qu’ils se rencontrèrent pour la première fois, le 31 mai 1966 à Chicago.


Il est difficile pour la conscience chrétienne occidentale de comprendre pourquoi, en 1963, plusieurs moines bouddhistes vietnamiens ont fait le choix de recourir à l’auto-immolation. La presse parlait alors de suicide alors que, dans le fond, ce n’en est pas un. Ce n’est même pas une protestation.

Ce qu’ont exprimé les moines dans les lettres qu’ils ont laissées avant de s’immoler par le feu ne visait qu’à alarmer, à émouvoir les oppresseurs et à attirer l’attention du monde sur les souffrances endurées alors par les Vietnamiens. Se brûler par le feu, c’est prouver que ce que l’on dit est de la plus haute importance. Il n’y a rien de plus douloureux que de se brûler. Dire quelque chose en éprouvant cette douleur, c’est le dire avec le plus grand courage, la plus grande franchise, extrêmes détermination et sincérité.

Au cours de la cérémonie d’ordination, telle qu’elle est pratiquée dans la tradition Mahayana, le moine-candidat doit brûler une ou plusieurs petites zones de son corps en faisant le vœu d’observer les 250 règles d’un bhikshu, de mener la vie d’un moine, d’atteindre l’illumination et de consacrer sa vie au salut de tous les êtres. On peut évidemment tenir ces propos, depuis le confort de notre fauteuil, mais lorsqu’on les prononce en s’agenouillant devant la Communauté de la Sangha et en faisant l’expérience de ce genre de douleur, ces mots reflètent toute la profondeur du cœur et de l’esprit, et ils ont beaucoup plus de poids.

En se brûlant, le moine vietnamien exprime de toute sa force [sic] et de toute sa détermination qu’il est capable d’endurer les plus grandes souffrances pour protéger son peuple. Mais pourquoi doit-il se brûler jusqu’à la mort ? La différence entre se brûler soi-même et se brûler à mort n’est qu’une différence de degré, pas de nature. Un homme qui se brûle trop doit mourir. L’important n’est pas de s’enlever la vie, mais de se brûler. Ce qu’il vise vraiment, c’est l’expression de sa volonté et de sa détermination, pas la mort.

Dans la croyance bouddhiste, la vie ne se limite pas à une période de 60, 80 ou 100 ans : la vie est éternelle. La vie n’est pas confinée à ce corps : la vie est universelle. Exprimer sa volonté en se brûlant, ce n’est donc pas commettre un acte de destruction mais un acte de construction, c’est-à-dire souffrir et mourir pour le bien de son peuple. Ce n’est pas un suicide. Le suicide est un acte d’autodestruction, dont les causes sont les suivantes :

  • le manque de courage pour vivre et pour faire face aux difficultés ;
  • la défaite de la vie et la perte de tout espoir ;
  • le désir de non-existence (abhâva).

Cette autodestruction est considérée par le Bouddhisme comme l’un des crimes les plus graves. Or,  le moine qui se brûle n’a perdu ni le courage ni l’espoir , il n’aspire pas non plus à la non-existence. Au contraire, il est très courageux et empli d’espoir, il aspire à quelque chose de bon dans le futur. Il ne pense pas qu’il s’auto-détruit ; il croit au bon résultat de son acte d’abnégation pour le bien des autres. À l’instar du Bouddha qui, dans une de ses vies antérieures, se donna à un lion affamé sur le point de dévorer ses propres petits (voir les histoires du Jataka) le moine croit qu’il pratique la doctrine de la plus haute compassion en se sacrifiant pour attirer l’attention des gens du monde et leur demander de l’aide. 

Vous avez été engagé dans l’une des luttes les plus dures pour l’égalité et les droits de l’homme ; je suis donc certain que vous faites partie de ceux qui comprennent pleinement, et qui partagent de tout leur cœur l’indescriptible souffrance du peuple vietnamien. Les plus grands humanistes du monde ne resteraient pas silencieux. Vous-même ne pouvez pas rester silencieux.

Je crois de tout mon cœur que les moines qui se sont immolés par le feu ne visaient pas la mort des oppresseurs mais seulement un changement de leur politique. Leurs ennemis ne sont pas les hommes. Ils sont l’intolérance, le fanatisme, la dictature, la cupidité, la haine et la discrimination qui se nichent dans le cœur de l’homme. Je crois aussi de tout mon être que la lutte pour l’égalité et la liberté que vous menez à Birmingham, en Alabama… n’est pas dirigée contre les Blancs mais uniquement contre l’intolérance, la haine et la discrimination. Ce sont là les véritables ennemis de l’homme — et non l’homme lui-même. Dans notre malheureuse terre natale, nous essayons désespérément de nous rendre : ne tuez pas l’homme, même au nom de l’homme. S’il vous plaît, tuez les véritables ennemis de l’homme sont présents partout, dans le cœur et l’esprit même de chacun de nous.

Aujourd’hui, dans l’affrontement des grandes puissances qui se déroule dans notre pays, des centaines, voire des milliers de paysans et enfants vietnamiens perdent la vie chaque jour, et notre terre est impitoyablement et tragiquement déchirée par une guerre qui sévit depuis déjà vingt ans (1965). Vous avez été engagé dans l’une des luttes les plus dures pour l’égalité et les droits de l’homme ; je suis donc certain que vous faites partie de ceux qui comprennent pleinement, et qui partagent de tout leur cœur l’indescriptible souffrance du peuple vietnamien. Les plus grands humanistes du monde ne resteraient pas silencieux. Vous-même ne pouvez pas rester silencieux.

On dit que l’Amérique a un solide fondement religieux et les chefs spirituels ne permettraient pas que les doctrines politiques et économiques américaines soient privées de l’élément spirituel. Comme vous avez déjà été en action, vous ne pouvez pas vous taire ; et, pour reprendre l’expression de Karl Barth, vous êtes en action car, en vous, Dieu est aussi en action. C’est également ce qu’en disent Albert Schweitzer, avec son insistance sur le respect de la vie et Paul Tillich avec son courage d’être, et donc d’aimer. Il en est de même pour Niebuhr, Mackay, Fletcher et Donald Harrington.

Tous ces humanistes religieux, et bien d’autres encore, ne vont pas favoriser l’existence d’une honte telle que celle que doit endurer l’humanité au Vietnam. Récemment, un jeune moine bouddhiste nommé Thich Giac Thanh le 20 avril 1965, à Saigons’est immolé pour attirer l’attention du monde sur les souffrances endurées par les Vietnamiens, souffrances causées par cette guerre inutile… Et vous savez que la guerre n’est jamais nécessaire. Une autre jeune bouddhiste, la moniale Hue Thien, était sur le point de se sacrifier de la même manière et avec la même intention, mais sa volonté n’a pas été accomplie parce qu’elle n’a pas eu le temps de craquer l’allumette avant que les gens ne la voient et n’interviennent. Personne ici ne veut la guerre. Alors, à quoi sert la guerre ? Et à qui appartient la guerre ?

Hier, lors d’une classe, un de mes étudiants a prié : “Seigneur Bouddha, aidez-nous à être vigilants pour réaliser que nous ne sommes pas victimes les uns des autres. Nous sommes victimes de notre propre ignorance et de l’ignorance des autres. Aidez-nous à éviter de nous engager davantage dans le massacre mutuel en réaction à la volonté des autres d’exercer pouvoir et prédominance.” En vous écrivant, en tant que bouddhiste, je professe ma foi dans l’Amour, dans la Communion et dans les Humanistes du Monde dont les pensées et l’attitude devraient être le guide de toute l’humanité pour trouver qui est le véritable ennemi de l’Homme.

Le 1er juin 1965
NHAT HANH 

Cette lettre fut publiée en 1965 dans le journal ‘Dialogue’ (La Boi Press, Vietnam)

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Thich Nhat Hanh January 15, 2020

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