« C’est parce que la graine de colère est trop importante en vous que vous ne pouvez plus écouter. C’est parce que le discours arrose ces graines-là. Alors, il faut s’entraîner pour pouvoir écouter l’autre, de telle sorte que les graines de colère, de violence, en vous, ne soient pas arrosées même si le discours est violent. » Thich Nhat Hanh
Article écrit par Patrick Cicognani dans la revue Ultreïa – Septembre 2016
“Le Bouddhisme Occidental à la croisée des chemins”
Aux USA, Patrick Cicognani a été psychologue clinicien et directeur clinique du programme de santé mentale de la réserve sioux de Cheyenne River, dans le Dakota du Sud, durant trois ans, et également spécialiste des minorités et psychothérapeute dans le Washington et l’Oregon. En France, il est actuellement psychologue à l’hôpital de Briançon (Hautes-Alpes) et fondateur du programme de réduction du stress pour le personnel, basé sur la pleine conscience. Il pratique le zen selon les enseignements de Thich Nhat Hanh depuis vingt ans. Il est l’auteur du livre “Vivre en terre indienne” (Éditions du Relié).
A travers son enseignement et l’application dans sa vie même d’un bouddhisme engagé Thich Nhat Hanh, maitre vietnamien réfugié en France en 1969, a su “faire fleurir le coeur du Dharma” dans le monde occidental. Une leçon de paix intérieure et de compassion.
Quand l’étoile du matin apparut dans le ciel, Siddhartha atteignit l’Eveil. Assis sous le pipal, il reposa dans une plénitude au-delà des mots. Puis il se demanda comment il allait pouvoir transmettre ce qu’il avait vécu. La profondeur abyssale de son expérience lui parut impossible à véhiculer par le langage ou quelconque autre moyen : “Les gens ne comprendraient pas…” Pendant deux semaines, en marche méditative sur les berges de la rivière Nairanjana, autour de l’arbre compagnon, il réfléchit, examinant ce problème; finalement, il décida d’encapsuler une partie de ce qu’il avait appris, “pour les rares êtres qui ont ôté la poussière de leurs yeux”, sous forme d’enseignements de base : les Quatre Nobles Vérités et l’Octuple Noble sentier étaient nés.
Depuis plus de deux mille cinq cents ans, ceux-ci ont été repris et commentés par tous les pays qu’ils ont ensemencés, chacun dans son style culturel propre. Une grande fluidité d’adaptation a permis au Dhârma (Ensemble de normes et lois sociales, familiales, personnelles, naturelles ou cosmiques. Egalement : enseignements du Bouddha) de s’implanter solidement, d’abord dans les société asiatiques, puis occidentales ; le Dhârma a été comparé à l’eau, qui épouse toutes les formes parce qu’elle est elle-même sans forme. Une des paroles le plus souvent citée du Bouddha énonce clairement ce principe :”Quiconque voit le Bouddha dans sa forme ne voit pas le Bouddha.” Et l’un des patriarches du chan chinois, Lin Chi, reprit dans le même esprit :”Si vous soyez le Bouddha, tuez le Bouddha.” Le terme générique de “bouddhisme” regroupe en fait une grande diversité de pratiques, affichées par de multiples écoles, chacune proclamant sa différence mais restant fidèle au socle originel commun. Prendre la forme de la culture d’accueil n’est jamais facile pour toute voie spirituelle ; je propose d’illustrer les métamorphoses du bouddhisme et son devenir, à travers l’histoire d’un homme exceptionnel, de son point de départ au Vietnam jusqu’à son apogée aux USA, en Europe et dans le monde entier : maître Trung Quang Nhat Hanh, qui incarne la quarante-deuxième génération de l’école Lam Te de Dhyana (Rinzai zen Japonais, Lin Chi chan en Chinois). Plus généralement connu sous le nom de Thich Nhat Hanh, il est aussi familièrement appelé Thay, “professeur” en vietnamien, par ses étudiants. De Lin Chi jusqu’à lui, le courant du Dhârma ne s’est jamais interrompu.
Marche Méditative sous les séquoias
C’est dans les monts Santa Cruz dominant le Pacifique que je rencontrai Thay pour la première fois. Il proposait une retraite californienne d’une semaine : trois cents personnes allaient y partager quotidiennement les enseignements et la pratique de la pleine conscience. Le mois de septembre demeurait chaud et je cherchais un endroit ombragé pour planter ma tente. Un bosquet de chênes et d’eucalyptus, à mi-pente, me parut idéal : il offrait calme, fraîcheur et le délicieux parfum des Myrtaceae. Au soir du rassemblement d’orientation dans la vallée, un enseignant du Dharma prit le micro : “Il y a des serpents à sonnettes dans le chaparral autour de nous. Septembre est la saison de leur mue, et ils peuvent devenir imprévisibles. Nous sommes chez eux : respectons-les, soyons attentifs et tout ira bien.” en retournant vers ma tente dans la nuit tiède, à la lueur de ma lampe de poche, je me demandais si mon choix avait été judicieux; mais tout se passa pour le mieux. Le lendemain, Thay, vêtu de brun, la couleur de la terre, arriva sur le podium d’un pas lent, fluide, majestueux et rythmé par son souffle: il semblait flotter, et en même temps, investir l’espace du poids d’une présence presque minérale. Il s’assit lentement, avec des gestes harmonieux, laissant un silence de nuages se poser sur la salle. Ses paroles semblaient toucher les gens collectivement mais aussi individuellement : cette particularité fut souvent rapportée aux réunions de partage du soir. Les jours s’étirèrent délicieusement, avec l’absorption, telle la terre le fait de la pluie, des enseignements, la pratique et le silence, omniprésents. Au crépuscule, les brouillards marins noyaient les collines d’un halo rosé, où disparaissaient les silhouettes humaines, en marche méditative sur des sentiers fantômes. Dans la nuit étoilée, au centre d’un cercle de bougies, notre assise prolongeait l’instant présent, sous la protection des séquoias géants, au coeur du Noble Silence et jusqu’au matin. La place qu’occupait la nature dans les enseignements de Thay me devint évidente. A travers son message, qui nourrissait ma méditation, les serpents à sonnettes, les collines, les séquoias et les brouillards se révélaient des enseignants du Dhârma aussi importants que les humains, plus essentiels que tous les textes du canon bouddhique réunis; cette évidence s’accrut lors d’une autre retraite à Key West, en Floride.
Un bouddhisme engagé
Au petit matin, le vent du golfe du Mexique mugissait contre la toile du grand chapiteau dressé pour l’occasion: avant de commencer, Thay, avec un large sourire, remercia le vent de nous honorer de sa présence. Et le chant des oiseaux venus se réfugier à l’intérieur fut aussi intégré dans son discours. J’avais connu la même approche de la nature chez les Indiens des Plaines. Le profond respect, l’affection, la fraternité envers tous les êtres, étaient en tout point semblables. Cette retraite, destinée aux thérapeutes, me permit de saisir l’étendue de l’influence exercée aux USA par Thich Nhat Hanh. Le thème de “bouddhisme engagé” qu’il créa au Vietnam, littéralement sous les bombes, trouva une résonance dans la pragmatique société américaine, et il fut assez rapidement appliqué à divers milieux : prisons, hôpitaux, écoles, maintien de l’ordre, gouvernement, Internet (Google), affaires, sports, etc. Cette énergie d’action fut étayée par l’immense érudition de Thay, auteur d’une centaine de livres, conférencier à Princeton et à la Sorbonne, ce qui lui permit de travailler avec des personnalités tel le moine trappiste Thomas Merton, Martin Luther King, le pape Paul VI ou encore le cardinal Daniélou. Inlassablement à l’oeuvre à leurs côtés, et avec d’autres maîtres asiatiques, il contribua à un mouvement collectif américain cherchant à transformer les souffrances individuelles et sociales par une compréhension en profondeur de la nature humaine. Ce mouvement est toujours vibrant aujourd’hui en Amérique, porté par de prestigieux représentants du bouddhisme engagé, tel Bernie Glassman, créateur en 1982 de la Greyson Bakery à New York, une entreprise de pâtisserie montée dans un quartier déshérité, n’engageant que des employés rejetés par les autres compagnies. Citons aussi les fondateurs, en 1990, du Zen Hospice Project à San Francisco, un centre de soins palliatifs basé sur le bénévolat. Et également Jon Kabat-Zinn, un ami de Thay, docteur en biologie moléculaire, professeur émérite de médecine, qui fonda en 1979 la Clinique de réduction du stress au Massachusetts Institute of Technology et mit au point un programme de réduction du stress basé sur la pleine conscience (mindfulness), Mindfulness Based Stress Reduction, visant à intégrer cette pratique dans la médecine et la société américaine. Grâce à lui, aujourd’hui, plus de cent hôpitaux offrent un programme de MBSR.
“Métamorphose de l’esprit” aux Pruniers
Début décembre, hameau du haut, Village des Pruniers. Les doux vallonnements de la Dordogne dorment encore sous le gel de l’aube. Une lueur bleutée baigne les champs drapés de brumes blanches. Le froid intense amplifie le silence absolu. Je commence ma marche méditative. A l’est, le ciel s’embrase, éclairant l’étang aux lotus de reflets ambrés. Mes pas me conduisent sur un sentier qui se perd sous un tunnel de feuillages; levant les yeux, je distingue un écriteau accroché à un chêne : “Marcher sur la terre est un miracle”. Une brume de soleil illumine les frondaisons, avive les teintes dorées de l’automne. La cloche du petit déjeuner va bientôt sonner. Un nouveau jour vient de commencer au Village. Il se déroulera en pleine conscience à travers toutes les activités du quotidien : laver la vaisselle (avec autant d’attention que si on “lavait un bébé bouddha”), balayer, méditer, se relaxer totalement à l’écoute de la voix enchanteresse de Soeur Chân Không, l’alter ego de Thay, qui enseigne le pouvoir du son et l’art du chant. Car aux Pruniers, tout s’ancre dans le présent, ici et maintenant. Le vieux tilleul devant le hall du Dhârma est mon ami; au soleil du matin, il s’éclaire comme une lampe votive, et son feuillage joue avec la lumière et l’ombre; son tronc rassurant accueille ma méditation. Je me souviens du dialogue de Thay avec une feuille d’automne : elle lui apprit qu’elle était l’enfant de l’arbre, mais aussi sa mère, car elle le nourrissait de ses nutriments. L’impermanence, le non-soi, l’interdépendance, la non-dualité, Thay les enseigne à travers le vent, une fleur, un nuage, les galets; la non-peur, la non-mort, avec un bout de papier. Avec lui, le bouddhisme dépasse le cadre du dogme, il devient la vie même. Et la Voie. Tel un “lotus dans une mer de feu”, le titre de l’un de ses premiers ouvrages, il a su faire fleurir le coeur du Dhârma hors des monastères, dans un Vietnam dévasté par la guerre, soignant les blessés, soutenant les mourants sur les champs de batailles, apportant des vivres et de l’aide dans les villages reculés (dispensaires, écoles), créant une université et formant des travailleurs sociaux à l’aide, au soutien, à la compassion, en pleine conscience.
Tel un passeur au bord du fleuve de la souffrance, il a enseigné aux voyageurs du monde entier comment naviguer vers l’autre rive, celle de la liberté, en ajoutant qu’il ne faut pas emporter le radeau à l’arrivée, mais le laisser sur la berge, pour qu’il serve à d’autres traversées. Tel un jardinier de l’esprit, il a montré comment arroser les bonnes graines et laisser les mauvaises reposer en paix dans la huitième conscience (Alaya). Il a fait de sa vie son message. Et ce message est limpide :
La vie n’est disponible que dans le moment présent.
Il n’y a pas de chemin vers la paix : la paix EST le chemin.
Thay a ainsi donné au bouddhisme une opportunité de continuer à nous inspirer très longtemps, à travers toutes ses transformations et ses applications universelles.
Je suis arrivé, je suis chez moi
Dans l’ici et le maintenant
Je suis solide, je suis libre
Dans la Réalité Ultime, je m’établis.
Parcours biographique de Thich Nhat Hanh
11 octobre 1926 : naissance au Vietnam Central. Enfant, il découvre sa vocation en voyant une image du Bouddha souriant, assis sur l’herbe : “Je veux être heureux comme lui” dit-il alors.
1942 : âgé de 16 ans, il est ordonné novice au temple Tu Hieu (Hué) et s’engage très tôt dans la rénovation du bouddhisme vietnamien. Il fonde le mouvement du “bouddhisme engagé”, l’Institut des hautes études du bouddhisme An Quang, regroupant la lutte non-violente des bouddhistes contre la guerre (1963-1975), et la maison d’édition La Boi. Il parvient à concilier brillamment l’étude théorique et l’action engagée.
1961 : Il part aux USA, où il enseigne les religions comparées à Princeton et à Columbia
1965 : retour au Vietnam. Il fonde l’université bouddhique Van Hanh et l’école de la Jeunesse au service social : plus de dix mille volontaires s’engagent dans l’aide humanitaire basée sur les principes de la non-violence et de la compassion.
1966 : Thay reçoit “la lampe de transmission”, devenant ainsi un enseignant du Dhârma de la lignée du Lieu Quan (école Lam Te de Dhyana). Deuxième voyage aux USA, pèlerinage pour la paix, rencontre avec Martin Luther King, qui le propose pour le prix Nobel de la Paix en 1967. Le Vietnam lui interdit le retour sur son sol natal.
1969 : refugié en France, il enseigne à la Sorbonne et dirige la délégation bouddhiste à la Conférence de la paix à Paris, poursuivant simultanément son engagement intellectuel et militant.
1975 : il fonde la communauté “Patate Douce”, près de Paris
1982 : il fonde le Village des Pruniers, dans le sud-ouest de la France,où il poursuit son engagement pacifique en aidant les boat people du Vietnam, du Cambodge et du Laos (1976-1992), tout en enseignant l’art de vivre dans le moment présent à plus de huit mille visiteurs par an, venus du monde entier. Le Village des Pruniers est devenu le monastère bouddhiste le plus actif et le plus important de l’Occident.
2005 : retour au Vietnam pour la première fois depuis trente-neuf ans.
Dans cette dernière décennie, il a créé des monastères en Californie, à New York, au Mississippi, au Vietnam, à Paris, à Hong Kong, en Thailande et en Australie, ainsi que le premier Institut européen de bouddhisme appliqué en Allemagne.
Depuis 2010, ses oeuvres de calligraphie ont été exposées à Hong Kong, Taiwan, au Canada, en Allemagne, en France et en Australie.
11 novembre 2014 : Thich Nhat Hanh est victime d’un accident vasculaire cérébral grave. Paralysé du côté droit et aphasique, il continue courageusement à participer aux activités de sa communauté ; marche méditative, repas, cérémonies, méditation assise, célébrations.
On lui demanda en 2005 : “Vous allez avoir 80 ans : songez-vous à vous retirer en tant qu’enseignant spirituel?” Il répondit :
“Dans le bouddhisme, on considère que l’enseignement est transmis non seulement par la parole, mais également par la façon de vivre ; votre vie devient l’enseignement, le message. Et puisque je continue à marcher, à manger, à communiquer avec la Sangha et les gens, je continue à enseigner.”