Dans cet article, Annie Mahon, enseignante du Dharma de la tradition du Village des Pruniers, basée à Washington D.C., partage sa pratique profonde de la culture de la ‘compassion courageuse’ face au fanatisme. Elle explique comment cette puissante qualité peut transformer nos cœurs et notre monde, en nous guidant vers la création de communautés durables, attentives à toutes et tous.
Les Quatre Nobles Vérités et la Nature de la Souffrance
En ces temps difficiles sur le plan social et politique, ce qui me permet de ne pas sombrer dans le désespoir, ce sont les enseignements les plus fondamentaux du Bouddha. Après son éveil, le Bouddha offrit un premier enseignement (le Dhammacakkappavattana sutta), dans lequel il énonça les quatre nobles vérités. La première vérité est que les situations difficiles, comme celle dans laquelle nous nous trouvons, sont réelles et totalement inévitables. Avec les deuxième et troisième nobles vérités, il nous montre que nous avons la possibilité d’influer sur ces difficultés en examinant la façon dont nous avons l’habitude de nourrir la souffrance, pour ensuite cesser de le faire.
Le Bouddha savait que nous avons le libre arbitre et la capacité de mettre fin à la souffrance. Parfois, je l’oublie.
Embrasser notre souffrance
Dans les entraînements à la pleine conscience, destinés eux aussi à réduire la souffrance, il est suggéré de prendre davantage conscience de la souffrance et de ne pas s’en détourner. En ce moment, du moins ici à Washington D.C., je trouve qu’il est assez facile d’être conscient.e de la souffrance. Chaque fois que je regarde mon téléphone ou que je suis en conversation, il est généralement question de souffrance dans le monde. Je pense que nous sommes toutes et tous d’accord sur la réalité de la souffrance.
L’attitude que nous adoptons lorsque nous sommes témoins d’une souffrance nous offre une certaine liberté et la possibilité de modifier la situation.
Lorsque nous regardons, écoutons ou lisons ce qui touche à la souffrance, nous pouvons éprouver des sentiments de colère et de haine à l’égard de ses responsables. Mais nous pouvons aussi éprouver des sentiments d’attention, d’amour et de protection à l’égard de personnes qui subissent la souffrance. Il s’agit là de deux réponses légitimes à la souffrance, qui méritent toutes deux notre compassion attentive. Pour moi, la question est de savoir laquelle de ces graines je continue à arroser. Les graines de la haine et de la colère ou celles de l’amour et de l’attention ? Et que se passe-t-il lorsque j’arrose chaque type de graine ? L’attitude que nous adoptons lorsque nous sommes témoins d’une souffrance est le moment où nous avons une certaine liberté et peut-être la capacité de modifier la situation.
Cultiver l’amour incommensurable
Lorsque je suis capable de maintenir mon attention sur ma tristesse, mon chagrin et mon cœur brisé et de rester connectée à mon intention la plus profonde, à savoir que tous les êtres se portent bien, j’arrose les graines de l’amour et de l’attention. Pratiquer cette culture de l’amour illimité signifie que je pense à chaque personne ciblée par l’ICE (Service de l’immigration et des douanes), à chaque personne qui a perdu un emploi et une vocation qui lui étaient chers, aux personnes qui perdent leur couverture médicale et d’autres avantages nécessaires. Je peux toucher du doigt la souffrance de chaque famille séparée du fait de la guerre et de la violence, et des nombreuses personnes transgenres dont l’existence est remise en question et dont les droits sont perdus. Cela suscite en moi de la tristesse et de la compassion et me donner la motivation à agir de manière à protéger et prendre soin de ces êtres.
Ce type d’attention n’est pas synonyme de pitié. Nous serons toutes et tous confrontés à la douleur et à la peur, si pas aujourd’hui, peut-être plus tard. Lorsqu’on m’a diagnostiqué une leucémie, je me souviens que les gens m’ont dit : « Je suis vraiment désolée que tu sois malade ». Tout en appréciant leur sollicitude, je savais qu’aucun.e d’entre nous ne peut échapper à la souffrance et qu’un jour, eux aussi seraient très probablement atteints d’une maladie potentiellement mortelle.
Je veille à prendre soin des autres en tant que compagne de voyage sur ce chemin souvent difficile de la vie, et non en tant qu’observatrice distincte de leur douleur.

Faire le choix de la compassion courageuse plutôt que la colère
Lorsque je me laisse aller à la colère et à la haine envers les personnes qui causent la souffrance, je génère plus de haine, de peur et de déconnexion en moi et envers les autres êtres. Il m’est alors facile de laisser cette énergie d’habitude prendre le dessus, et lorsque je le fais, mes actions ne me font pas évoluer vers des actions bénéfiques parce que je me prépare à la guerre dans mon corps et dans mon esprit.
Thây a dit, et nous en avons fait l’expérience, que « plus votre pleine conscience et votre concentration sont puissantes, plus votre liberté est grande ». Grâce à la pleine conscience, nous pouvons continuer à porter notre attention sur les personnes qui ont besoin de notre soutien et nous concentrer sur l’amour et l’attention, tout en conservant la motivation nécessaire pour mettre un terme à ce qui nuit. Nous dénoncerons et résisterons aux paroles et actes qui causent du tort parce que cela nous tient vraiment à cœur. « Tout comme une mère aime et protège son unique enfant au risque de sa propre vie », c’est ainsi que le Discours sur l’amour décrit ce type de compassion sans faille. Les actions issues de la haine engendrent encore plus de haine. Les actions issues de la compassion génèrent davantage de compassion.
Tout en travaillant à la guérison et à la transformation de nos propres souffrances, nous travaillons également à la guérison et à la transformation de nos souffrances collectives. Nous disons non aux comportements abusifs et intimidants de ceux qui détiennent le pouvoir, tout en nourrissant un amour profond pour nous-mêmes et pour toutes nos relations. Nous rencontrons les colonisateurs avec une compassion féroce qui n’accepte pas les abus et reconnaît l’humanité en chacun et chacune d’entre nous.
Joe Reilly, Enseignant du Dharma et auteur-compositeur, Joe Reilly
Le rôle de la Communauté et le Chemin de l’Amour

Cette pratique qui consiste à revenir sans cesse à l’amour et à l’attention plutôt qu’à la colère et à la haine peut être facilitée et amplifiée par le soutien spirituel et social d’une communauté. Thây disait souvent que le prochain Bouddha pourrait être la sangha, car nous avons besoin du pouvoir de la communauté pour opérer une véritable transformation. En s’exerçant ensemble à générer une compassion courageuse, nos communautés peuvent devenir, et deviendront, des forces de guérison constituant de profonds puits d’amour et d’attention, qui nous soutiendront nous-mêmes et bien d’autres personnes.
C’est le secret que le Bouddha a découvert : nous avons le libre arbitre et nous pouvons développer la capacité de remarquer les moments où nous arrosons des graines qui engendrent davantage de colère et de haine, et ceux où nous arrosons des graines qui généreront davantage d’amour et d’attention aux autres. Nous avons la possibilité de choisir. C’est la pratique fondamentale que le Bouddha a nommée l’effort éclairé, ou sage, le type d’effort qui peut guérir notre précieux monde.
Le chemin de l’amour n’est pas un chemin de faiblesse comme certains voudraient nous le faire croire. L’amour illimité est le chemin de la force parce qu’il inclut chacune, chacun, et tout dans le cosmos, y compris nous-mêmes. Rien n’est laissé de côté. Martin Luther King Jr. nous a dit que « l’amour est la force la plus durable au monde » et j’en suis convaincue.
Votre tâche n’est pas de chercher l’amour, mais simplement de chercher et découvrir toutes les barrières que vous avez érigées en vous contre lui.
Rumi
Aujourd’hui, je m’efforce d’éliminer tout ce qui fait obstacle à l’amour en mon cœur, les habitudes de colère et de peur qui surgissent si facilement lorsque mes amis et tant d’autres êtres souffrent si durement. Je me concentre sur une résistance courageuse et compatissante, et je construis et soutiens des communautés qui prennent soin de toutes et tous. Au plus je peux transformer le fanatisme et l’intolérance dans mon cœur, au mieux je peux y résister et les transformer dans le monde.
Ressources
- Les 4 nobles vérités (en anglais, avec possibilité d’activer l’auto-traduction)
- et, en français, les 5 entraînements à la lumière des 4 nobles vérités (Thây)
- les 4 nobles vérités, les 4 aliments et l’amour incommensurable (Soeur Giac Nghiem)
- Les Cinq Entraînements à la Pleine Conscience
- Soutra de l’Amour