Un chemin de transformation de la souffrance inter-générationnelle

Dans cet article publié en anglais le 7 octobre 2024, dans la revue ‘Tricycle’, Frère Pháp Hữu nous partage comment la pleine conscience peut nous aider à cultiver les fondements de la paix et de la persévérance.

The Path to Transforming Generational Suffering Thich Nhat Hanh main dans la main avec des enfants lors d’une marche méditative qu’il guidait un après-midi au Monastère de Magnolia Grove, dans le Mississippi. © Brad Vest/The Commercial Appeal/ZUMAPRESS.com/Alamy Live News

Toutes les pratiques de pleine conscience que m’a enseignées mon professeur, le Maître bouddhiste Zen Thich Nhat Hanh, et qui se manifestent partout dans le monde sous différentes formes, commencent par la conscience de la respiration, comme ancre pour nous aider à rentrer ‘chez nous’. En premier lieu, nous reconnaissons la présence de souffrance en nous-même, pour ensuite générer la capacité à l’écouter et lui offrir l’espace nécessaire à sa transformation. En tant que maître de méditation, Thây avait pour objectif de nous aider à observer profondément la souffrance en nous et autour de nous, sachant qu’un tel regard nous montrerait une issue, une façon de mettre l’amour en action.

Durant les dix-sept années où j’ai été son attendant, j’ai pu observer que le fondement des actions de Thây s’enracine dans la paix, l’amour véritable1 et la pleine conscience juste. Il a mis en lumière le lien entre la paix en nous-mêmes et la paix dans le monde pour nous permettre de voir et de comprendre les conflits sous un nouveau jour, reliant notre guérison personnelle et notre guérison sociétale dans le moment présent. J’ai appris de Thây que toutes nos actions du corps, de la parole et de l’esprit peuvent cultiver une base de paix intérieure qui sert de source d’énergie durable et efficace pour le monde qui nous entoure. « Paix en soi, paix dans le monde » est une calligraphie que j’ai vu mon maître écrire à de nombreuses reprises.

Thây était bien conscient que la guérison et la transformation ne peuvent survenir indépendamment du changement social. Lorsque nous sommes face à la guerre, à la violence, à la douleur et à la mort, comme c’est le cas actuellement, nous pouvons éprouver des sentiments de colère, de tristesse, d’injustice, et même de désespoir. Cette souffrance n’est pas seulement la mienne ou la vôtre. C’est une émotion et une expérience collectives que nous partageons toutes et tous ici et maintenant. En tant que pratiquants de la pleine conscience, nous développons avant tout la capacité à comprendre la vérité de la souffrance2. Dans ma propre pratique, je reconnais et embrasse la violence et la colère présentes en moi depuis l’enfance. Mes parents, victimes de la guerre américaine au Vietnam, ont été confrontés à de profondes incertitudes qui ont engendré des sentiments de désespoir et de souffrance. Mes parents ont fui le pays en tant que réfugiés et ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour m’assurer un avenir meilleur que le leur. Ils m’ont transmis tous leurs espoirs et aspirations et, en même temps, sans le savoir, ils m’ont également transmis leur douleur et leur souffrance. Leur douleur et leur souffrance sont devenues les miennes. La souffrance et la pratique de la pleine conscience ont été un cadeau. Étant capable de reconnaître la douleur et la violence en moi, j’ai la capacité de reconnaître pleinement et de pratiquer avec la violence qui existe en dehors de moi.

La pratique de la pleine conscience est une source de courage qui nous permet de ralentir et de regarder profondément la peur et la discrimination qui résident en nous. Lorsque nous sommes capables de nous asseoir avec nous-mêmes, de reconnaître, accepter et aimer à la fois les parties les plus magnifiques de notre être et les vérités les plus inconfortables que nous incarnons, nous ouvrons la voie à une transformation profonde. Cette transformation devient une torche de sagesse dans le monde entier : en cultivant la capacité d’être présents à nous-mêmes, à notre joie, à notre douleur et à notre souffrance, nous sommes en mesure d’être présents à la joie, à la douleur et à la souffrance d’autrui et du monde. Lorsque nous nous acceptons nous-mêmes, nous sommes davantage enclins à écouter les autres et à améliorer une situation qui pourrait sembler impossible. En ce sens, la paix n’est pas seulement un concept, c’est une pratique incarnée qui commence avec nous et la façon dont nous nous relions à nous-mêmes et au monde qui nous entoure.

Et je m’interroge : Face à tous les traumatismes des polycrises actuelles provoquées par le changement climatique, considérant les phénomènes météorologiques extrêmes, les changements de climat, les famines et les guerres qui contraignent de plus en plus de personnes à quitter leur foyer à la recherche d’un refuge, est-ce que la paix est même possible ? Est-ce naïf d’y croire ? Est-il vraiment possible de voir la vérité de ce qui est nécessaire et de répondre par l’amour plutôt que réagir par la peur, la séparation, l’autoprotection et les reproches ? En abandonnant les idées préconçues, ma réponse est la suivante : “Oui, c’est possible si on s’en donne la peine : C’est possible si l’on s’en donne la chance”. Les actions ancrées dans l’amour et la compassion sont le seul moyen de résoudre les crises dans le monde. C’est en écoutant et en soignant profondément notre propre souffrance et celle de notre entourage qu’un chemin de paix devient possible.

Lorsque nous sommes capables de nous asseoir avec nous-mêmes, de reconnaître, accepter et aimer à la fois les parties les plus magnifiques de notre être et les vérités les plus inconfortables que nous incarnons, nous ouvrons alors la voie à une transformation profonde.

Si nous créons des opportunités de pratiquer l’écoute et le partage en profondeur pour les nations, les communautés et les personnes ayant des points de vue différents, le changement sera au rendez-vous. Nous serons en mesure de toucher la vision de l’inter-être, qui célèbre la beauté de la diversité, la beauté des différences culturelles avec toutes leurs langues, leurs sciences, leurs musiques, leurs arts, leurs héritages et leurs modes de vie. Si nous commençons à nous voir les uns les autres comme des ‘fleurs dans le jardin de l’humanité’, comme aimait à le dire Thây, alors nos perceptions commencent à se transformer ; nous commençons à prendre soin de ce jardin et à l’entretenir. Nous cultivons les graines de paix et d’amour qui sommeillent en nos cœurs afin que puisse s’épanouir notre jardin collectif. Nous réalisons que le jardin de l’humanité est ouvert à chacun et à chacune d’entre nous. Cela nous libère de l’idée que la prospérité passe par la destruction de l’autre. Une telle vision ne fait qu’engendrer davantage de souffrance.

Bien entendu, cette souffrance ne se limite pas aux seuls êtres humains : elle affecte la totalité de notre planète. Notre Terre Mère nous offre toutes les conditions nécessaires à la vie. Elle offre, encore et encore, et pourtant, nous continuons à la détruire. Il existe une notion sous-jacente selon laquelle la terre est là pour que nous nous en emparions et l’utilisions, mais l’écologie profonde nous dit sans équivoque que nous ne sommes pas séparés de notre environnement. La Terre, comme je l’ai souvent entendu dire par Thây, n’est pas en dehors de nous : La Terre est nous. Ainsi, lorsque nous détruisons les autres pour nous emparer de la Terre, nous détruisons la Planète et nous nous détruisons nous-mêmes.

Dans ses écrits et à travers l’exemple de sa vie, Thây nous a rappelé la nécessité de persévérer. Si nous tombons dans le désespoir, nous permettons à la souffrance et à la violence de l’emporter. Thây racontait souvent une anecdote survenue au cours des années où il dirigeait l’École de la Jeunesse pour le Service Social pendant la guerre du Vietnam. À cette époque, lui et sa jeune communauté aidaient à reconstruire des villages qui avaient été dévastés par des bombardements. Un village en particulier avait été bombardé et reconstruit, encore et encore. À la troisième ou quatrième tentative, alors que Thây mobilisait son équipe de militants pour reconstruire le village, un jeune étudiant l’a regardé avec désespoir et lui a demandé : « Thây, est-ce que ce village vaut la peine d’être reconstruit si nous savons qu’il sera à nouveau bombardé ? ». À cet instant, Thây partagea que lui aussi avait touché la graine d’un profond désespoir. Dès qu’il s’en rendit compte, il prit refuge dans sa pratique de la pleine conscience pour rester stable. Il se concentra sur sa respiration pour s’ancrer alors qu’il ressentait les émotions et les sensations fortes émergeant en lui, afin de créer l’espace nécessaire à une compréhension de la voie à suivre. Thây nous enseigne que ces ressentis sont réels et naturels, et que la pratique consiste à les accueillir et à ne pas les laisser nous submerger. C’est la boue qui mène au lotus. Ainsi, en réponse à son jeune élève, sa réponse était simple : Oui, cela en vaut la peine. Nous devons aller de l’avant. La reconstruction elle-même est une expression de l’amour en action. Nos actions représentent l’espoir que perdure l’humanité. Nous continuerons à nous manifester encore et encore, aussi longtemps qu’il le faudra.

Ces moments de vision profonde sont comme des étoiles brillant plus intensément lorsque le ciel est le plus sombre. Ne sous-estimez pas la transmission des actes de gentillesse, d’amour et d’attention, même si les fruits de nos actions ne sont pas immédiatement visibles. Chaque action compte. Chaque acte d’amour que nous offrons à nos proches, à notre communauté, à notre nation et à notre monde commence par une respiration consciente, un sourire, une pensée aimante, un moment de compréhension. Cela commence par le courage de maintenir l’espace, le courage d’écouter, le courage de parler, le courage de faire briller la lumière de la compréhension et de la conscience là où règne l’ignorance, ainsi que le courage d’aimer. Plutôt que de se concentrer sur les résultats possibles de nos actions, notre pratique consiste à faire preuve de présence et à répondre aux besoins du moment présent. Se concentrer sur ce qui pourrait advenir est un piège qui peut conduire au désespoir. C’est en prenant soin du présent que nous pouvons nous occuper de l’avenir.

Nos actions représentent l’espoir que perdure l’humanité. Nous continuerons à nous manifester encore et encore, aussi longtemps qu’il le faudra.

Les guerres, les conflits et les actes de violence qui se manifestent partout dans le monde sont des cloches de pleine conscience pour l’humanité et pour chacun et chacune d’entre nous. En y réfléchissant et en m’interrogeant sur ce que je peux faire, je constate que ma responsabilité est de transformer les graines de discrimination, de peur, haine et violence à l’intérieur de moi. Ce n’est qu’alors qu’il est possible de transformer la peur en relation, la violence en paix et la haine en amour. Telle est notre responsabilité collective. Comme l’a écrit Thây (dans un essai de 1969 ‘Love in Action3‘), “le succès d’une lutte non violente ne peut être mesuré qu’en termes d’amour et de non-violence, et non en fonction de la victoire politique obtenue”.

Même si nous ne disposons que de cinq minutes, utilisons ces cinq minutes pour cultiver la paix pour nous-mêmes et pour le monde. Si nous vivons encore dix ans, il est de notre responsabilité de cultiver la paix pendant ces dix années, de transmettre un chemin de paix et une culture de la paix. Qu’importe le temps qu’il nous reste, utilisons-le pour contribuer à l’héritage de la paix et de l’humanité par notre façon d’être. Telle est notre pratique pour transformer les guerres, y compris celles qui n’ont pas encore éclaté, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nous. Chacune et chacun d’entre nous a beaucoup à faire pour donner à la paix une véritable chance.

Les paroles de Thây sont foudroyantes : Aujourd’hui, où que vous soyez, ne prenez pas pour acquis ce que vous avez. Vous êtes bien assez. Le chemin de la paix commence par la transformation de vos propres perceptions et opinions erronées qui divisent. Le chemin commence par vous. Démarrez dès maintenant. L’heure est venue.

  1. Vous pouvez notamment découvrir le bel article que consacre la revue ‘Tricyle’ à Thich Nhat Hanh sur le thème de l’amour véritable ↩︎
  2. Nous pouvons à ce propos nous référer à différents enseignements de Thich Nhat Hanh au sujet de la souffrance et, notamment, cet article : Le maître bouddhiste Thich Nhat Hanh évoque la souffrance, l’espoir et les affaires ↩︎
  3. Love in action (L’amour en action): la traduction française a conservé le titre en anglais ↩︎

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What is Mindfulness

Thich Nhat Hanh January 15, 2020

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