Nous aimerions vous inviter à lire ce conte de Thây écrit au coeur de la guerre du Vietnam, en l’honneur de Nhat Chi Mai, une de ses étudiantes qui s’est immolée pour appeler à la paix.
Ce conte nous offre le Dharma sous la forme d’une métaphore qui est belle tout autant qu’elle bouleverse: le feu représente la guerre et les bombes qui sont en train de détruire le sanctuaire sacré de tout un peuple qui subit une destruction quotidienne. L’oiseau blanc représente les efforts infatigables de Thây et de tous ceux et celles qui travaillent pour la paix avec un coeur de compassion et un esprit de non-violence.
Nous pouvons dédier ce conte à tous ceux et celles qui ont perdu leur refuge, leur lieu de vie, et qui se sentent en danger. Ce conte est profond et mystique, et il offre une vision pénétrante de la perte et de la destruction.
C’est notre souhait qu’il apporte du réconfort à tous ceux et celles qui, dans le monde entier, subissent des pertes en ce moment même : en Californie, à Gaza, en Ukraine et partout ailleurs.
Nous savons que dans le monde entier, c’est une grande et réelle souffrance de perdre sa maison et tout ce qui nous est cher, ou de voir ses mosquées, bibliothèques et églises brûlées ou bombardées. Nous le ressentons vivement ici, au Village des Pruniers.
Le vieil arbre et l’oiseau blanc
Par THICH NHAT HANH
Publié dans “L’enfant de pierre et autres contes bouddhistes” (Albin Michel, 2015)
Il était une fois un arbre immense et très ancien qui se dressait au cœur de la forêt. Nul ne savait depuis combien de milliers d’années il vivait. Son tronc était si imposant qu’il fallait dix-huit personnes pour en faire le tour. Ses grandes racines émergeaient de la terre et s’étendaient sur un rayon de plus de cinquante mètres. Son écorce, aussi dure que la pierre, blessait le doigt de quiconque tentait d’y appuyer un ongle. Dans ses branches se trouvaient des dizaines de milliers de nids, abritant des centaines de milliers d’oiseaux, petits et grands. La terre restait toujours fraîche sous son feuillage.
Le matin, au lever du jour, les premiers rayons du soleil semblaient être la baguette d’un chef d’orchestre dirigeant une grande symphonie. Les chants des milliers d’oiseaux étaient aussi majestueux qu’un grand orchestre philharmonique. Toutes les créatures de la forêt et de la montagne se réveillaient lentement, sur deux ou quatre pattes, émerveillées.
Dans cet arbre, à environ douze mètres du sol, il y avait un creux aussi grand qu’un pamplemousse de Bien Hoa, contenant un petit œuf brun. Personne ne savait si un oiseau l’avait déposé là, ou s’il provenait de l’air sacré de la forêt ou de l’énergie vitale du grand arbre.
Trente années s’étaient écoulées, et l’œuf était resté intact. Parfois, la nuit, les oiseaux étaient réveillés de leur sommeil par une lumière vive jaillissant du creux de l’arbre, illuminant une partie de la forêt. Une nuit de pleine lune, sous un ciel brillant d’étoiles, l’œuf s’ouvrit, laissant apparaître un étrange petit oiseau.
L’oisillon poussa un petit cri dans la forêt froide ; son chant, ni tragique ni audacieux, exprimait surtout l’étonnement et la surprise. Il continua de pépier jusqu’à l’apparition des premiers rayons du soleil, qui ouvrirent la symphonie du matin. Alors, des milliers d’oiseaux entonnèrent leur chant, et l’oisillon cessa de pleurer.
L’oiseau grandit vite. Jamais il ne manqua de noix ni de graines que les mères oiseaux lui apportaient dans le creux de l’arbre. Mais bientôt, le creux devint trop petit, et l’oiseau dut chercher un logis plus grand. Ayant appris à voler, il partit ramasser des branches et des brindilles pour se construire un nouveau nid. Si l’œuf était brun, l’oiseau, lui, était blanc comme neige. Il déployait ses grandes ailes et volait toujours lentement, avec une grande sérénité. Il s’aventurait souvent loin, explorant des vallées reculées où il admirait les blanches cascades se déverser jour et nuit, semblables à la respiration majestueuse de la terre et du ciel. Parfois, il s’absentait plusieurs jours. Et, à son retour, il ne quittait plus son nid, restant là, nuit et jour, perdu dans ses pensées. Ses yeux, rayonnant de lumière, exprimaient toujours le même étonnement.
Dans les hauteurs de la vieille forêt de Dai Lao se trouvait un refuge où vivait un moine depuis bientôt cinquante ans. L’oiseau survolait souvent la forêt et, à plusieurs reprises, il avait aperçu un moine descendre au ruisseau, d’un pas tranquille, une jarre à la main. Un jour, l’oiseau vit deux moines revenir de la source en bavardant. Ce soir-là, il se cacha dans les branches d’un arbre et les écouta discuter toute la nuit dans leur refuge, à la lueur d’un feu de bois qui crépitait.
L’oiseau planait haut dans le ciel au-dessus de la vieille forêt ; il pouvait passer des jours entiers sans avoir besoin de se poser. Il survolait alors le grand arbre, ainsi que toutes les créatures de la montagne et de la forêt, dissimulées dans l’herbe, les buissons et les branches. Depuis qu’il avait surpris la conversation des deux moines, il se posait de plus en plus de questions : “D’où viens-je et où vais-je ?” “Combien de milliers d’années le grand arbre vivra-t-il encore ?”
L’oiseau avait entendu les deux moines parler du temps. “Qu’est-ce que le temps ?” “Pourquoi le temps nous a-t-il amenés jusqu’ici, et pourquoi va-t-il nous reprendre ?” “Les noix que mangent les oiseaux ont leur propre nature. Comment puis-je découvrir la nature du temps ?” L’oiseau aurait voulu attraper un peu de temps, le garder dans son nid pendant plusieurs jours, et en observer la nature. Il était prêt à y consacrer des mois, voire des années, s’il le fallait.
Quand il survolait la vieille forêt, l’oiseau avait l’impression d’être un ballon rond porté par les airs. Il se disait que sa nature était aussi vide que celle d’un ballon, que ce vide constituait l’essence de son existence, mais aussi la source de sa souffrance. “Si je comprenais ce qu’est le temps, je pourrais me connaître moi-même”, pensait l’oiseau.
Après des jours et des nuits de vol et de contemplation, l’oiseau revint se poser tranquillement dans son nid. Il avait rapporté de la forêt de Dai Lao un peu de terre qu’il tenait dans ses griffes pour l’examiner. Le moine de la forêt de Dai Lao avait dit à son ami : “Le temps réside dans l’éternité, là où l’amour et ton bien-aimé ne font qu’un. Chaque brin d’herbe, chaque motte de terre, chaque feuille sont unis à cet amour.”
Mais l’oiseau n’avait toujours pas compris ce qu’était le temps. La motte de terre rapportée de la forêt de Dai Lao n’avait rien révélé. Peut-être le moine avait-il menti à son ami. “Le temps demeure dans l’amour, mais où est l’amour ?” L’oiseau se souvenait des cascades qui tombaient sans fin dans la forêt du Nord-Ouest. Il passait des heures à les écouter. Alors, il se voyait semblable à une chute d’eau, jouant avec la lumière et caressant les cailloux, comme s’il était lui-même la source d’où l’eau jaillissait éternellement.
Un jour, vers midi, alors qu’il survolait la forêt de Dai Lao, l’oiseau vit que le refuge avait disparu. La forêt tout entière avait brûlé ; il ne restait plus qu’un tas de cendres à l’endroit où se trouvait autrefois le refuge. Affolé, l’oiseau se mit à chercher le moine. Il n’était plus dans la forêt. Où était-il ? Partout, il ne voyait que des cadavres d’animaux et d’oiseaux. Le moine avait-il été dévoré par les flammes ? “Temps, où es-tu ? Pourquoi nous amènes-tu ici et pourquoi nous reprends-tu ?” Le moine avait dit : “Le temps demeure dans l’éternité.” Alors, si c’était vrai, l’amour était peut-être retourné en lui.
Soudain, saisi d’angoisse, l’oiseau s’envola à tire-d’aile vers la vieille forêt. Aux cris des oiseaux et aux craquements des écorces, il était évident que la forêt était la proie des flammes. L’oiseau fila aussi vite qu’il le put, et plus vite encore. L’incendie illuminait le ciel, et le feu se rapprochait inexorablement du grand arbre. Des centaines de milliers d’oiseaux poussaient des cris stridents d’effroi.
Alors, l’oiseau se mit à battre des ailes fébrilement, espérant éteindre l’incendie, mais les flammes redoublèrent de violence. Il plongea en piqué vers la source, trempa ses ailes dans l’eau et revint aussi vite que possible pour se secouer au-dessus de la forêt. Mais les gouttes d’eau se transformaient en vapeur avant de toucher les flammes. Ce n’était, hélas, pas suffisant. Même s’il plongeait tout son corps dans l’eau, cela ne suffirait jamais à maîtriser l’incendie.
Des centaines de milliers d’oiseaux pépiaient, tandis que les oisillons, encore dépourvus de plumes suffisantes pour voler, poussaient des cris perçants. C’est alors que le feu commença à dévorer le grand arbre. “Pourquoi ne se mettait-il pas à pleuvoir ?” “Pourquoi les chutes d’eau, qui se déversaient sans fin dans la forêt du Nord-Ouest, ne venaient-elles pas ?”
L’oiseau poussa un cri déchirant, à la fois tragique et passionné, qui se transforma soudain en un bruit de cascade. À cet instant, la plénitude de son existence lui apparut. La solitude et le vide s’étaient évanouis, remplacés par l’image du moine, celle du soleil se couchant derrière la montagne, et celle de la cascade se déversant sans fin, des milliers de vies durant.
Le cri de l’oiseau était devenu le bruit d’une chute d’eau. Libéré de toute peur, il s’était transformé en pluie, tombant sur l’incendie qui ravageait la forêt, telle une majestueuse cascade.
Le matin suivant, tout était calme. Les rayons du soleil apparurent, mais il n’y eut ni symphonie, ni aubade des dizaines de milliers d’oiseaux. Des pans entiers de la forêt avaient été réduits en cendres par le feu. Le grand arbre était toujours debout, mais seule la moitié de ses branches avait résisté à l’incendie, et elles étaient toutes calcinées. Partout, des cadavres d’oiseaux, petits et grands, jonchaient le sol. La forêt était silencieuse.
Tout à coup, les oiseaux qui avaient survécu s’appelèrent les uns les autres, poussant des cris d’étonnement. Par quelle grâce le ciel, si clair, s’était-il soudain mis à déverser une pluie pour éteindre l’incendie ? Ils avaient seulement vu le grand oiseau blanc verser de l’eau avec ses ailes. Ensuite, ils l’avaient cherché partout dans la forêt, sans parvenir à le trouver. Peut-être était-il parti vivre dans une autre forêt. Peut-être avait-il péri dans les flammes.
Le grand arbre restait silencieux. Son tronc noirci portait encore les cicatrices de ses blessures. Les oiseaux levèrent les yeux vers le ciel et commencèrent à se construire de nouveaux nids dans les branches épargnées par le feu. Mais l’oiseau manquait au vieil arbre meurtri, plus qu’à tout autre, car il était pour lui comme un enfant. Né de l’air sacré de la montagne et de l’énergie vitale de ses quatre mille ans, cher oiseau, où es-tu parti ?
Écoute le moine : le temps a rendu l’oiseau à l’amour, la source de tout ce qui est.