L’interview est aussi disponible en italien et en espagnol.
Dans cet article, Kim Thai s’entretient avec Frère Trời Bảo Tạng, un moine de la tradition du Village des Pruniers, qui aborde la nécessité d’un ordre monastique non-binaire, et la pratique de la prise de parole et du lâcher prise.

Originaire d’Indonésie, Frère Trời Bảo Tạng est doué pour voir le monde au-delà des normes. Cette vision l’a poussé à devenir moine, l’a attiré vers la tradition du Village des Pruniers du maître zen Thích Nhất Hạnh, avec ses racines activistes, et le motive à s’exprimer en tant que moine queer en soutien à la communauté LGBTQIA+.
Frère Trời Bảo Tạng parvient à trouver un équilibre entre un plaidoyer affirmé et sa bienveillance lorsqu’il parle de sujets sensibles souvent ignorés dans les communautés bouddhistes. Cette approche non violente, consciente et souvent étonnamment joyeuse lui a permis de créer une communauté inclusive pour la Famille Arc-en-ciel, c’est à dire les membres queer du Village des Pruniers. Il a facilité des discussions ouvertes sur l’homophobie et apporté des changements structurels pratiques, comme la mise en place de toilettes non-genrées dans divers centres de pratique.
Le nom de Frère Trời Bảo Tạng se traduit par Frère Trésor en français. Bien qu’il ne sache pas pourquoi Thầy (surnom affectueux que les pratiquants du Village des Pruniers ont adopté pour Thích Nhất Hạnh) lui a donné ce nom, nos échanges me permettent de comprendre que sa présence et sa vision correspondent vraiment à cela —un trésor—pour la communauté LGBTQIA+, toute la communauté du Village des Pruniers, et au-delà. En tant que pratiquante queer dans la tradition du Village des Pruniers, je me sens profondément inspirée par Frère Trời Bảo Tạng. — Kim Thai
Kim Thai: Que signifie pour vous être queer ? Et en tant que moine pratiquant, pourquoi est-ce important ?
Frère Bao Tang: Être queer signifie être beau·belle, être soi-même, car chacun·e est différent·e. Nous pouvons être queer de nombreuses façons—pas seulement en lien avec l’identité de genre ou l’orientation sexuelle. Nous pouvons aussi être culturellement queer. Nous sommes asiatiques, mais nous vivons en Occident. Il y a une grande diversité à travers le monde, et il n’est pas forcément nécessaire de s’identifier à 100 % à quelque chose. Donc, pour moi, être queer, c’est savoir comment vous voulez être vous-même et accepter que vous n’êtes pas 100 % ce que vous êtes censé·e être. Vous avez cet espace, cette palette que vous pouvez explorer, et qui vous permet d’être en paix dans le moment présent.
Kim Thai: En tant que moine pratiquant, pourquoi être queer est-il important pour vous ?
Frère Bao Tang: Au début de ma vie monastique, je ne pensais pas que c’était important. Je ressentais que je n’avais pas besoin de parler de mon orientation sexuelle parce que je n’avais plus de relations sexuelles. Je suis un moine pleinement ordonné, alors pourquoi aurais-je besoin de partager mon identité sexuelle ? Mais quand j’ai commencé à m’engager avec la famille arc-en-ciel— une communauté avec une diversité d’orientations sexuelles et d’identités de genre— petit à petit j’ai commencé à percevoir une souffrance intérieure.
J’ai aussi commencé à y voir un moyen d’accéder au bonheur. Il est important d’avoir une voix, surtout pour les jeunes générations — quelque soit là où vous en êtes dans votre cheminement, qui que vous soyez, queer ou non. Il y a beaucoup de confusion sur le sujet notamment avec les frères et sœurs queer; et je pense qu’il est bon d’avoir une communauté avec laquelle nous nous asseyons, nous explorons et nous faisons cette expérience ensemble qui nous permet également de grandir et de changer.
Kim Thai: Quels défis avez-vous rencontrés en tant que moine queer ?
Frère Bao Tang: Parfois, quand je rencontre des défis, je sais que c’est ma boue, mais le lotus viendra. Chaque fois que je me sens discriminé ou que des agissements homophobes se produisent, je dois juste prendre soin de mes émotions et savoir que les choses sont impermanentes. Et je me demande : comment puis-je accueillir / accepter les gens ?
Je ne prête pas attention aux personnes qui sont homophobes, car c’est ainsi qu’elles sont en ce moment. C’est un peu comme lorsque nous faisons notre coming out et que nous voulons que les autres nous acceptent— finalement ces personnes font leur coming out envers nous en tant qu’homophobes. De quelle manière pouvons-nous accueillir cela ?
Quand nous nous mettons en travers de quelqu’un, cela signifie que nous n’évoluons pas, car nous sommes trop occupé·es à nous opposer. Si vous n’avez pas d’espace, vous ne pouvez pas grandir ; vous vous sentez oppressé·e.
Kim Thai: Quel enseignement de Thích Nhất Hạnh vous a particulièrement parlé en tant que personne queer ?
Frère Bao Tang: L’enseignement de la non-dualité. Nous pouvons être libres du concept d’ « être nous-mêmes », car nous changeons tout le temps. Nous n’avons pas besoin de nous enfermer dans une identité en particulier. Je ne devrais même pas m’enfermer dans mon identité de moine parce que je suis aussi un être humain, un frère, un mentor, un étudiant, un indonésien, etc. Je suis plus que ce à quoi je m’identifie. Cet enseignement me donne beaucoup de liberté et d’espace pour cette introspection en tant que personne queer et en tant que personne spirituelle.
Kim Thai: L’un des défis que vous avez identifiés par le passé est le fait que l’ordre monastique est divisé. Au sens traditionnel du terme, un homme est un bhiksu, ou moine, tandis qu’une femme est une bhiksuni, ou moniale. Quelle est votre vision de l’évolution des ordres monastiques au-delà de ces catégories ?
Frère Bao Tang: À mesure que le monde change, les êtres humains changent aussi, et le bouddhisme doit changer. Si nous regardons l’histoire du Bouddha, comment il a commencé sa carrière, et comment sa communauté a grandi, nous pouvons apprendre beaucoup de choses. La communauté bouddhiste a commencé uniquement avec des hommes. La communauté de femmes n’existait pas, mais elle est apparue à un moment donné.
Si vous pouvez faire apparaître une deuxième communauté, cela signifie qu’une troisième, quatrième, cinquième groupe est possible. Comment ? Cela dépend du niveau de maturité de ce groupe. Lorsque vous plantez une graine, elle finit par devenir un arbre. Nous ne savons jamais à quoi il ressemblera ni combien de branches il aura. Mais nous pouvons laisser cet arbre pousser à condition que nous en prenions soin. Il est donc possible d’avoir trois, quatre ou cinq communautés, surtout si les êtres humains ont commencé à dépasser l’idée qu’il n’existe que deux identités de genre.
Le plus important, c’est d’être capable de prendre la parole et de pratiquer le lâcher-prise en même temps.
Souvent, ce qui se passe, c’est que nous ne prenons pas la parole car nous pensons que ce sera inutile, que nous ne serons pas écouté·es et que de toute façon, rien ne changera. S’exprimer est une pratique importante, mais ce qui est tout aussi important, c’est le lâcher-prise. L’objectif est de passer un message, pas nécessairement de changer quelque chose. Tôt ou tard, le changement arrivera mais ce dernier a besoin d’un déclencheur. Ce déclencheur peut avoir différentes formes : les mots, des événements qui se révèlent au grand jour, ou d’une autre manière ; mais une chose est sûre, ce déclencheur doit avoir la saveur du lâcher-prise, pour que personne ne vive cela comme une forme de violence ou une contrainte.
Kim Thai: Quels sont vos espoirs pour la communauté queer, tant au sein de la communauté du Village des Pruniers que plus largement dans la communauté bouddhiste ?
Frère Bao Tang: J’ai un espoir encore plus grand : j’aimerais ne plus avoir besoin d’une communauté LGBTQ, à partir du moment où nous aurons évolué, en tant qu’êtres humains, et serons devenu·es un. Nous avons tous·tes le droit d’aimer la personne de notre choix. Nous avons tous·tes besoin d’être qui nous sommes. Si, un jour, nous avons cette ouverture d’esprit en tant qu’êtres humains, alors l’identité LGBTQ ne sera plus utile. Nous n’aurons plus besoin du drapeau arc-en-ciel, car nous serons une seule et même humanité—tous·tes sous le même drapeau humain.
Kim Thai: Des conseils pour les pratiquant·es du dharma LGBTQ qui pourraient se sentir isolé·es ou effrayé·es face à l’état du monde ?
Frère Bao Tang: Soyez vous-même et soyez beau·belle. Acceptez vous tel·le que vous êtes. Soyez courageux·se.
Si vous êtes intéressé·e par la pratique au Village des Pruniers et souhaitez rejoindre la Famille Arc-en-ciel, vous pouvez en savoir plus en visitant notre espace dédié LGBTQIA+ sur plumline.org.
Cet entretien a été réalisé par Kim Thai, et devait être publié sur le site Bodhi Leaves de Lionsroar. Vous pouvez vous abonner à cette revue en anglais ici.

Kim Thai est autrice, enseignante de pleine conscience, organisatrice de communautés, et conteuse primée aux Emmy. Étudiante dans la tradition du Village des Pruniers, elle a fondé Joyfull Liberation Collective, une organisation communautaire qui propose un espace et des moyens de libération au sein des systèmes oppressifs dans lesquels nous vivons. Ses essais ont été publiés dans New York Magazine’s The Cut, Newsweek et Buzzfeed.