Frère Phap Luu se souvient des moments marquants qu’il a vécus avec Thich Nhat Hanh depuis sa première rencontre avec lui en 2001.
Comme nous tous ici, penser à Thây emplit mon cœur de joie et de paix. Je me souviens du premier enseignement auquel j’ai assisté au monastère Maple Forest (Forêt d’Erable, dans le Vermont) en 2001. Sœur Chan Duc en offrait la traduction. Thây nous parlait du rôle du CTC (le conseil qui prend soin de la vie de la Sangha). Et je me suis dit « voici un enseignant qui pense profondément à la communauté »! L’année suivante, Sœur Susan m’a informé de la venue de Thây à Rhode Island (Providence). Là, au début de la marche méditative près du canal du centre-ville, Thây semblait émerger d’une mer de monastiques couleur marron, tel un magicien. Plus tard dans la soirée, au cours de l’enseignement du Dharma, je me souviens avoir écouté Thây à genoux, en signe de gratitude pour sa vie et sa capacité à enseigner le Dharma. J’étais époustouflé.
L’année suivante, en 2003, je me suis faufilé hors de la retraite de Stonehill pour écouter Thây parler à la bibliothèque publique de Boston. Durant la session de Questions et Réponses qui suivit le lancement de Creating True Peace (paru en français sous le titre ‘Esprit d’amour, esprit de paix‘) , Thây a laissé du temps pour les questions. Je suis monté sur le podium et, devant des centaines de personnes, dont ma sœur, j’ai demandé à Thây si je pouvais devenir novice. Le public éclata de rire devant le caractère inattendu de la question, mais Thây me regarda avec solennité. « Thây ne joue qu’un rôle cérémoniel dans l’ordination des novices. La Sangha décide qui peut être ordonné. Pour devenir moine, il faut venir au Village des Pruniers, vivre et pratiquer en harmonie avec la communauté, et si l’aspiration est correcte… » à ces mots, Thây me regarda ; j’avais la sensation que mon visage était enfoncé dans le flux torrentiel d’une cascade de montagne, érodant tous mes soucis, anxiété et peur. Le regard de Thây pénétrait jusqu’à mes os. « … et si l’aspiration est correcte, vous pourrez recevoir l’ordination de novice. » Le mois suivant, j’ai envoyé mon dernier chèque pour rembourser le solde de ma dette de prêts étudiants, et j’ai pris l’avion pour Paris.
Un groupe de soeurs dans une librairie !
Thây adorait raconter la façon dont j’ai rencontré la communauté, et j’en ai moi-même parlé plusieurs fois quand j’étais aspirant ; Je travaillais dans une librairie dans ma ville universitaire quand quatre moines sont entrés et, parmi eux, Thay Phap Lac. C’était comme si, tout à coup, les moines dont parlent les soutras que je lisais sortaient des pages pour se manifester devant moi. Le lendemain, ce fut au tour de Sr. Huong Nghiem et d’autres sœurs de visiter la librairie. J’avais oublié de faire une course à la banque avant d’ouvrir le magasin, et je me retrouvais un peu coincé avec ce qu’il fallait faire. Mais j’ai réalisé alors que je n’avais rien à craindre puisqu’il y avait un groupe de soeurs dans la librairie ! « Je serai de retour dans dix minutes », ai-je annoncé en me dirigeant vers la porte. Elles sourirent et se satisfèrent de surveiller les choses jusqu’à mon retour.
« Il suffit de regarder Thây »
Quand j’ai assisté Thây pour la première fois, je me suis senti extrêmement nerveux, alors que je raccompagnais Thây à sa cabane de l’Assise Tranquille, après l’Enseignement qu’il venait d’offrir. Occidental de grande taille, j’ai essayé de me faire le plus petit possible, dans le coin entre la cuisine et la salle principale. Thây a dû sentir mon angoisse car, alors qu’il quittait la cuisine, il posa la paume de sa main sur mon dos. Tout mon corps se détendit, parfaitement à l’aise. Depuis lors, à chaque fois que je me sens submergé par une émotion, il suffit de me rappeler le contact de la main de Thây posée sur mon dos pour me détendre de suite.
Un jour, alors que j’accompagnais un frère aîné masser Thây à l’Ermitage, Thây a ôté de l’étagère une copie en sanskrit de la Buddhacarita par Asvagosha afin que je puisse le lire le temps de son massage. C’est un poème complexe, même pour ceux qui connaissent un peu le sanskrit mais, grâce au geste de Thây, j’y suis revenu de nombreuses fois au fil des ans, en apprenant des passages sur le renoncement de Siddhartha Gautama aux plaisirs des sens.
J’étais le plus jeune moine à suivre Thây au Vietnam en 2005. À Hanoi, un des frères aînés m’a dit de « simplement regarder Thây » chaque fois que je ne savais pas quoi faire. Cela a fait des merveilles pour un jeune novice qui ne s’était encore jamais rendu en Asie auparavant.
Une nuit, au cours de la première semaine, nous sommes descendus du bus dans une ville près de la périphérie de Hanoi afin de visiter le temple d’une religieuse – une disciple de Thây qui avait séjourné au Village des Pruniers. La route qui menait à son monastère était étroite, et le soleil était en train de se coucher ; il nous fallait marcher environ 1 kilomètre pour nous y rendre. J’étais un peu anxieux pour Thây ; tout était si nouveau et inhabituel pour moi au Vietnam, et je craignais que quelqu’un puisse blesser Thây. Je ne ressentais pourtant aucune peur en marchant auprès de Thây. Thây avait traversé tellement de choses, et pratiqué avec une telle profondeur, qu’il ne craignait ni d’être blessé ni de mourir. Chaque fois que la peur ou l’anxiété surgissent en moi, je me remémore la non-peur de Thây dans cette situation, quand Thây menait la délégation par les chemins sombres et sinueux. Alors ma peur se dissipe.
Des êtres humains qui ont besoin de cette pratique
À l’automne 2006, alors que je travaillais avec Frère Phap Thanh (d’Allemagne) à l’organisation de la première retraite de neurosciences au Village des Pruniers, nous nous sommes arrêtés à l’Ermitage après avoir fait imprimer le dépliant de la retraite. Thây était dehors, habillé de sa simple tunique, et pratiquant la marche méditative parmi les arbres fruitiers. Quand Thây nous a regardés, deux grands moines occidentaux, il m’a paru aussi austère que le général des grandes armées. Il m’a semblé que Thây était en profonde contemplation quant à la façon de transformer la souffrance du monde ; et voilà que nous venions soudain troubler la contemplation de Thây ! Mais Thây était empli de compassion. Nous voulions demander à Thây s’il serait approprié d’inviter des scientifiques à venir faire un exposé durant la retraite. « Les scientifiques peuvent venir pratiquer avec nous, mais ils ne devraient pas s’attendre à présenter les documents qu’ils ont déjà rédigés. Après quelques jours de pratique, ils peuvent nous parler des compréhensions que leur ont offert la retraite. » Par ces mots de Thây, j’ai reçu un enseignement important : ne te laisse pas prendre par la renommée de quelqu’un, parce qu’il est scientifique ou a beaucoup de connaissances, mais vois-le plutôt comme un être humain qui a lui aussi besoin de la pratique.
Pratique engagée et vie contemplative ne font pas deux
Ce même printemps, les enseignants du Dharma du Hameau du Haut décidèrent de nous envoyer, Frère Phap Ho et moi, au monastère de Deer Park. Alors que nous étions allés le saluer avant de partir, Thây nous dit : « N’essayez pas de trouver l’équilibre entre la pratique engagée et la vie contemplative. Elles sont une ». Une brèche dans ma pensée s’est alors ouverte, telle la rupture d’un barrage. Depuis, je ne suis jamais tombé une seule fois dans le piège de me dire que ma pratique devrait être plus engagée, ou plus contemplative. Thây m’a révélé qu’il s’agissait d’une pensée dualiste.
La preuve m’en a été offerte lors de la tournée américaine l’année suivante, en 2007, lorsque Frère Phap Dung et moi avons présenté le texte d’une Initiative écologique que nous avions rédigée pour l’ensemble de nos centres. Le monastère de Deer Park se préparait alors à se doter de panneaux solaires, commençait à conduire des voitures fonctionnant à l’huile végétale usagée, et s’était engagé à organiser une journée sans voiture une fois par semaine. Lorsque nous avons lu le texte à Thây, Thây parla d’un Traité de Paix pour la Terre – un engagement que chacun devrait prendre envers soi-même afin de réduire son impact sur l’environnement. Cette nuit-là, j’ai rédigé la première version de la feuille d’engagement au Traité de paix sur la Terre, et Thây m’a invité, après quasiment chaque conférence et retraite de cette tournée, à la présenter aux participants et aux pratiquants. Des centaines de personnes ont pris des engagements. Je me sentais nerveux de recevoir autant d’attention de la part de Thây au cours de cette tournée, mais j’ai vite réalisé que, de plus en plus, je n’étais qu’une extension du corps de la Sangha. Thây m’entraînait à me percevoir de cette façon là. Même maintenant, quand j’offre un enseignement et que je suis devant d’autres personnes, je ne me sens pas nerveux, parce que je vois que je ne suis pas séparé du corps de la Sangha. Je fais confiance aux enseignements de Thây et je laisse les ancêtres faire leur travail.
En 2008, lors du dernier voyage de Thây en Inde, Thây me demanda de l’accompagner à Motilal Banarsidass, une librairie sanskrite réputée à Delhi. J’ai été touché par la joie qu’éprouvait Thây à marcher avec nous, parmi les anciens textes bouddhistes disponibles dans leur langue d’origine. Nous avons rassemblé une impressionnante pile de livres que Dharmacarya Shantum Seth nous a aidés à acheter. Plus tard au cours de ce voyage, Thây a été convié à être le rédacteur invité de l’édition d’une journée du Times of India. Sœur Sapin, moi-même et d’autres avons mis en place un bureau de rédaction impromptu dans le salon d’affaires d’un hôtel de Delhi (celui dans lequel se déroulait l’événement mais où nous ne séjournions pas) et nous avons travaillé toute la journée pour éditer des articles d’amis laïcs sur la façon d’écrire une lettre d’amour à un terroriste. A cette époque, la violence entre musulmans et hindous ne cessait de croître et un temple avait fait l’objet d’attaques. Nous nous sommes rendus avec Thây dans les bureaux des principaux rédacteurs en chef du Times ; ils ont écouté attentivement Thây alors qu’il leur enseignait comment les journalistes peuvent apporter la paix dans le monde, par leur pratique et leur écriture.
Quand je suis retourné au Village des Pruniers en 2009, nos jeunes frères et sœurs avaient été expulsés de notre monastère de Prajna au Vietnam, et je me suis retrouvé immergé dans l’équipe qui oeuvrait à faire connaître la situation. Un jour, alors que nous étions en train de travailler à l’Ermitage, Thây, empli de compassion pour nous tous, nous a ordonné de nous asseoir à la table de la cuisine pendant qu’il nous préparait du tofu brouillé. Thây refusa notre aide et nous servit chacun individuellement. Nous avons été extrêmement émus par l’humilité de Thây. À présent, j’ai conscience que Thây savait que nous accomplissions des choses qu’il ne pouvait pas faire ; et nous offrir son amour de manière concrète était ce qu’il pouvait faire.
Lors d’un entretien individuel, Thây m’a demandé de l’aider à rédiger une lettre d’opinion pour le New York Times (sur la façon d’écrire une lettre d’amour à un terroriste), en traduisant une partie de son Enseignement consacré au Soutra sur la Peur et la Terreur. Je me sentais très intimidé et réticent à l’idée de faire cela ; « comment pourrais-je trouver un ami laïc pour m’aider à traduire » ? Comment le New York Times accepterait-il d’imprimer une telle lettre ? Aujourd’hui, je vois à quel point mes doutes n’ont pas rendu justice à la vision profonde de Thây. Bien que cette lettre n’ait finalement pas été rédigée en 2010, elle s’est manifestée en 2012 sous une nouvelle forme, lorsqu’un jeune homme perturbé de ma ville natale aux États-Unis a tué 26 personnes dans une école primaire (la fusillade de Sandy Hook). J’ai senti que l’horreur de ces fusillades – qui se sont déroulées dans un endroit qui m’est si cher – réunissait pour moi tous les enseignements de Thây sur la non-violence, en ce moment où je rédigeais une lettre d’amour pour le jeune homme. Thây m’a également demandé de travailler sur le livre Fear (paru en français sous le titre ‘La Peur’), mais je ne me sentais pas encore prêt à assumer une telle responsabilité. Maintenant, en 2022, après avoir travaillé sur un certain nombre de livres de Thây, je sens que je commence à rembourser ma dette envers Thây.
Guider avec amour et attention
J’ai constamment reçu une immense quantité d’amour et d’attention de Thây, même quand il lui arrivait de me corriger ; comme la fois où j’ai guidé une méditation à travers les seize exercices de respiration consciente au cours d’une seule assise (Thây m’a dit que c’était trop), ou quand nous avons commencé à diffuser les enseignements de Thây avec certains plans panoramiques du public (Thây a dit que cela distrayait les gens qui voulaient se concentrer sur l’enseignement). J’apprends encore à donner des conseils à mes jeunes frères avec autant de soin et d’amour que ce que m’a offert Thây.
En 2013, lorsque le président de la Banque mondiale, Jim Kim, a invité Thây à y prendre la parole, j’ai rejoint Thây pour rencontrer Jim Kim et j’ai été impressionné de voir à quel point Thây était considéré comme un enseignant, même par une personne aussi importante. Jim Kim a demandé à Thây une heure d’enseignement individuel avant les événements principaux ; j’ai compris alors qu’il était difficile pour une personne comme le président de la Banque mondiale, avec un poste aussi prestigieux, d’être guidé par quelqu’un de sage en qui il peut avoir totalement confiance. Par la suite, il a mis en pratique ce que Thây lui avait enseigné, et Thây m’a dit de lui écrire pour lui dire qu’il était un excellent élève.
Une dernière histoire : alors que cela faisait des années que la sangha espagnole nourrissait l’espoir de pouvoir inviter Thây pour un tour d’Espagne, l’aide de sœur Thoai Nghiem a permis que Thây accepte l’invitation à venir au printemps 2014. J’étais le principal organisateur monastique, avec Frère Phap Lieu ; nous n’imaginions pas encore qu’il s’agirait alors de la dernière tournée d’enseignement de Thây.
Avant de partir, j’ai rencontré Thây afin de discuter d’une difficulté mineure dans l’organisation d’une des conférences publiques, et Thây nous répondit que les conférences publiques n’étaient pas nécessaires. « Thây ne s’y rend que pour offrir des retraites, afin que les gens puissent pratiquer et obtenir une transformation et une guérison. »
Thây donna la première conférence publique dans un théâtre de la Gran Via, l’une des principales artères de Madrid. Les participants furent profondément émus par la conférence, laquelle s’est poursuivie avec le chant de sœur Chan Khong et une présentation des calligraphies et des livres de Thây (la plupart avaient été spécifiquement écrits en espagnol pour cette tournée et étaient à vendre).
Quelques jours plus tard, un article est paru dans le plus grand journal, ‘El Pais’, intitulé ‘Le Lotus et l’Euro’ ; il se montrait critique envers la nature commerciale de cette ‘entreprise spirituelle’ autour de Thây. La Sangha espagnole, et moi-même, avons été blessés par l’article, qui ne mentionnait pas du tout le travail caritatif que Thây et Sœur Chan Khong avaient accompli tout au long de leur vie. L’article ne mentionnait pas non plus la marche publique que Sœur Chan Khong avait guidée, juste après la conférence, du Palais Royal de Madrid au parc voisin. Pour répondre, nous avons organisé, avec des amis journalistes de la sangha, une réponse conjointe, qui intégrait une interview de Thây sur la ‘contra‘ , la dernière page du journal le plus important de Barcelone, La Vanguardia.
Quand je suis allé à la rencontre de Thây pour aborder la situation, Thây se reposait dans son hamac dans le couvent catholique où nous séjournions à Barcelone. Alors que j’expliquais à Thây les raisons de l’entrevue que nous organisions, Thây a vu mon inquiétude au sujet de l’article négatif. Depuis son hamac, Thây m’a regardé avec compassion et a dit: « Thây ne se soucie pas de ces choses. » Soudain, j’ai senti un énorme poids se détacher de mes épaules. Si Thây ne se soucie pas de la presse négative, pourquoi devrais-je m’en soucier ?
Depuis, je continue à appliquer cet enseignement et cette pratique pour m’aider à prendre soin de mes émotions et éviter de trop m’inquiéter des mauvaises perceptions que peuvent avoir les autres. Thây m’apprend à revenir à moi-même et à faire de mon mieux pour pratiquer. C’est ce que je fais désormais.
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