Témoignage de Soeur Chan Duc (Annabel Laity) paru le 11 janvier 2024 dans la revue américaine ‘The Mindfulness Bell’
Dans cet article, Soeur Chân Đức nous parle de la lignée de Thích Nhất Hạnh en tant que militant pour la paix ; elle s’appuie sur les différents courriers de Thầy qui évoquent l’influence du Dr Martin Luther King, du père Daniel Berrigan, du Mahātma Gandhi et de Dietrich Bonhoeffer.
(Ceci est la première partie de l’article dont vous trouverez la suite ici
La guerre du Vietnam et les activités de Thầy en faveur de la paix à cette époque peuvent sembler bien lointaines mais, en réalité, lorsque nous prenons connaissance des activités de Thầy et d’autres grands militants pour la paix de cette époque, nous comprenons qu’il nous suffit de poursuivre leur oeuvre, dans un contexte quelque peu différent aujourd’hui. à notre époque encore, les militants doivent faire face à la discrimination raciale. Les défenseurs du climat doivent faire entendre leur voix, et c’est ainsi que la lutte non violente se poursuit. Thầy a d’ailleurs dit :
On a assassiné le Mahātma Gandhi et Martin Luther King dans l’espoir de les réduire au néant et de les faire disparaître à jamais de cette planète, pour qu’aucune trace ne subsiste. Quelle erreur de penser cela ! Ces deux hommes sont toujours là, en chacun de nous, tels des statues immortelles, plus vivantes et plus héroïques que jamais, de par leur continuité sous de multiples formes.
Sans amis sur le chemin, celui qui milite pour la paix se sent très seul. Au Vietnam, alors qu’il appelait à la paix, Thầy s’est heurté à l’opposition de ceux qui détenaient le pouvoir au sein de la congrégation bouddhiste et du gouvernement. Dans le même temps, il a bénéficia du soutien de dizaines de milliers de jeunes, d’étudiants universitaires, d’intellectuels, d’écrivains, d’artistes et, à partir de 1965, de la Ligue des travailleurs. Thầy a également trouvé des partisans en Occident.
En 1966, Thầy est retourné aux États-Unis pour prôner la fin de la guerre au Vietnam. Durant ce tour pour la paix, Thầy eut l’occasion de faire la connaissance de nombreuses personnes dont la vision humanitaire était très ouverte et progressiste ; c’est le cas notamment de Hannes de Graaf et Hebe Kohlbrugge en Hollande, Heinz Kloppenburg et Martin Niemöller en Allemagne, Bertrand Russell et Philip Noel Baker en Angleterre, Danilo Dolci et Carlo Levi en Italie, André Trocmé en Suisse, Paul Demiéville et Laurence Schwartz en France, Thomas Merton, Martin Luther King Jr., Daniel Berrigan, Dorothy Day, Arthur Miller, Robert Lowel, A. J. Mustee, et Alfred Hassler, etc. aux États-Unis. Thầy a beaucoup appris de leur façon de contempler ouverte et progressive, totalement en accord avec l’esprit du bouddhisme.
Lettre de Thích Nhất Hạnh à ses étudiants monastiques.
Martin Luther King Jr.
L’été 1965, quelque 125.000 soldats américains étaient présents sur le sol vietnamien. Thầy et de nombreux intellectuels vietnamiens de premier plan reconnurent le besoin urgent de rassembler l’opinion publique mondiale concernant la gravité de la situation au Vietnam. Thầy et ses collègues étaient unanimes pour que Thầy adresse une lettre à Martin Luther King Jr., demandant son soutien pour s’adresser au peuple nord-américain au sujet de la situation dévastatrice au Vietnam. Thầy et ses amis se mirent d’accord sur le fait qu’il était nécessaire de rédiger quatre lettres supplémentaires. Outre la lettre de Thầy à Martin Luther King Jr., l’écrivain, journaliste et politicien vietnamien Hồ Hñau Tưñang adressa une lettre à Jean-Paul Sartre, philosophe et militant politique français. Le poète et traducteur Bļi Giáng écrivit au plus important poète lyrique français du XXe siècle, René Char. L’écrivain Tâm Ích, quant à lui, adressa un courrier à l’écrivain et homme politique français André Malraux, et le poète, écrivain, philosophe et érudit Phạm Công Thiện écrivit à l’écrivain nord-américain Henry Miller.
Dans le courrier qu’il adressa à Martin Luther King Jr., Thầy expliqua :
Personne ici ne veut la guerre. À quoi sert la guerre, alors ? À qui appartient la guerre ? Maintenant, dans la confrontation des grandes puissances que l’on observe dans notre pays, des centaines et peut-être des milliers de paysans et d’enfants vietnamiens perdent la vie chaque jour, et notre terre est impitoyablement et tragiquement déchirée par une guerre qui sévit depuis vingt ans déjà. Je suis certain que, depuis que vous êtes engagé dans l’une des luttes les plus dures pour l’égalité et les droits de la personne, vous faites partie de ceux qui comprennent pleinement et qui partagent de tout cœur les souffrances indescriptibles du peuple vietnamien. Les plus grands humanistes du monde ne resteraient pas silencieux. Vous-même ne pouvez pas vous taire.1
Après lecture attentive du courrier de Thich Nhat Hanh, Martin Luther King Jr. se prononça en 1965 contre la guerre et participa au Comité international de conscience sur le Vietnam (International Committee of Conscience on Vietnam).
C’est en mai 1966, à Chicago, que Thầy rencontra personnellement Martin Luther King Jr. pour la première fois. Ils parlèrent longuement de la guerre au Vietnam. Ils organisèrent ensuite une conférence de presse à l’hôtel Sheraton à l’intention de quelque trois cents journalistes. C’était la première fois que Thầy tenait une si grande conférence de presse. Au début de la conférence, Martin Luther King Jr. et Thầy délivrèrent un message commun :
Nous sommes convaincus que les bouddhistes qui se sont sacrifiés, comme les martyrs du mouvement des droits civiques, ne visent pas à blesser les oppresseurs, mais seulement à changer leurs politiques. Les ennemis de ceux qui luttent pour la liberté et la démocratie ne sont pas des hommes. Les ennemis sont la discrimination, la dictature, la cupidité, la haine et la violence, présentes dans le cœur de l’homme. Ce sont là les vrais ennemis de l’homme, pas l’homme lui-même.
Nous croyons également que les luttes pour l’égalité et la liberté à Birmingham, Selma et Chicago comme à Huế, Da Nang et Saigon ne visent pas à la domination d’un peuple par un autre. Ils visent l’autodétermination, le changement social pacifique et une vie meilleure pour tous les êtres humains. Et nous croyons fermement que le travail de construction et d’édification de bonnes sociétés partout dans le monde ne peut advenir que dans un monde de paix.
À cette occasion, Martin Luther King Jr. a réaffirmé publiquement son opposition à la guerre au Vietnam. Il a demandé à toutes les personnes présentes d’écouter attentivement Thầy, en tant que représentant des personnes vivant sous les bombes et les balles.
Lorsque Thầy salua Martin Luther King Jr. avant de partir pour Washington DC, il reçut une lettre à lire dans l’avion. Voici ce que Thầy put lire :
Thầy Nhất Hạnh, je vous aime tellement. J’aime tant votre pays. Je ne sais comment décrire mes sentiments. J’avais l’élan de vous tenir dans mes bras, mais je n’ai pas osé. Je prie pour que vous puissiez réaliser tout ce à quoi vous aspirez.
Le 4 avril 1968, Thầy lut le Soutra du Cœur lors d’une Eucharistie que célébrait le Père Daniel Berrigan à l’Université de Columbia. Après la cérémonie, ils se rendirent ensemble à une conférence qui fut soudain interrompue par l’annonce de l’assassinat de Martin Luther King. Des années plus tard Thầy s’exprima en ces termes :
J’étais dévasté. Je ne pouvais pas manger, je ne pouvais pas dormir. J’ai fait le vœu profond de continuer à bâtir ce qu’il nommait ‘la communauté bien-aimée’, non seulement pour moi-même, mais aussi pour lui. J’ai fait ce que j’avais promis à Martin Luther King Jr. et je pense que j’ai toujours ressenti son soutien.
Le lendemain de l’assassinat, Thầy adressa une note à Ray Gould, ami commun à Thầy et Martin Luther King.
Ray, faites-moi parvenir la photo sur laquelle nous étions ensemble. Je veux revoir son visage quand, l’été 1966 à Chicago, il m’avait dit :
« Je me sens contraint de tout mettre en œuvre pour aider à mettre un terme à cette guerre » Il m’avait fait si grande impression. Et ce matin, j’ai le sentiment que je ne peux pas supporter sa perte.2
Dans la même lettre Thầy expliqua se sentir légèrement réconforté par le fait que lors de sa dernière rencontre avec Martin Luther King (à Genève), Thầy lui avait dit :
Martin, vous savez quoi ? Les paysans du Vietnam sont conscients de ce que vous faites pour aider les pauvres ici et pour mettre un terme à la guerre au Vietnam. Ils vous considèrent comme un bodhisattva.
Fin de la première partie (lien vers la suite de cet article)
- Tăng thân Làng Mai, Đi gặp mùa xuân: Hành trạng Thiền sư Thích Nhất Hạnh, (Hà Nội: Thái Hà, 2022) ↩︎
- idem ↩︎