Bouddhisme engagé / Thầy et les personnes qui oeuvrent à ses côtés pour un activisme non-violent (partie 2/2)

Témoignage de Soeur Chan Duc (Annabel Laity) paru le 11 janvier 2024 dans la revue américaine ‘The Mindfulness Bell’

Suite et fin de l’article où Soeur Chân Đức nous parle de la lignée de Thích Nhất Hạnh en tant que militant pour la paix à travers ses lettres évoquant l’influence du Dr Martin Luther King, du père Daniel Berrigan, du Mahātma Gandhi et de Dietrich Bonhoeffer.

Lien vers la première partie de l’article

Le Père Daniel Berrigan

Voici ce que Thầy exprima à ses élèves en 2014 au sujet de son ami le père Daniel Berrigan :

C’est un prêtre jésuite qui vit à New York. Il est très célèbre et fêtera cette année ses quatre-vingt-treize ans ; il est écrivain et poète. Je l’ai rencontré en 1968, quand je faisais campagne pour mettre fin à la guerre au Vietnam. Il militait pour la paix. Nous sommes devenus amis et avons eu de longues discussions à propos de la guerre et de la paix. Le père Berrigan est venu en France et est resté avec nous durant trois mois pour pratiquer la pleine conscience. Il pratiquait la méditation assise et la marche en regardant profondément. Chaque jour, nous nous asseyions ensemble pour échanger notre expérience de la pratique. Il emportait toujours un magnétophone avec lui et enregistrait toutes nos conversations.

The Raft Is Not the Shore

De retour aux États-Unis, Thích Nhất Hạnh écrivit un livre conjointement avec Daniel Berrigan : The Raft is not the Shore (Le radeau n’est pas la rive). Le radeau est le moyen de rejoindre l’autre rive, mais ce n’est pas l’autre rive. Ce livre est encore imprimé, mais je ne sais pas s’il a été traduit en vietnamien.

Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois, il ne connaissait pas la marche méditative. Un jour, je l’ai invité à se promener à Central Park, à New York. Je lui ai dit :

“Nous ne sommes pas supposés parler. Nous marchons juste pour marcher.”

Le père Berrigan était beaucoup plus grand que moi. Ses jambes étaient longues ; il me fallait donc faire deux pas pour chacun des siens. Nous avons tous deux commencé à marcher ensemble mais, deux ou trois minutes plus tard, j’étais déjà dix mètres derrière lui. Voyant que je n’étais plus à ses côtés, il s’arrêta et attendit. Je n’étais pas pressé. Je marchais lentement à mon rythme. J’étais déterminé à faire cela, parce que je savais que si je ne m’en tenais pas fermement à la pratique, je me perdrais comme les autres dans cette société où tout le monde est pressé. J’étais déterminé à utiliser mes pas et mon souffle pour ne pas me laisser emporter par la société nord-américaine.

Après cela, le père Berrigan s’est rendu en France pour pratiquer et apprendre la manière correcte de marcher lentement en méditation.

En 1968, le père Daniel Berrigan, son frère le père Philip Berrigan et d’autres catholiques furent emprisonnés pour avoir brûlé des dossiers de projet en signe de protestation contre la guerre au Vietnam. Alors qu’il était critiqué pour cette action, le père Daniel expliqua : « Il vaut mieux brûler du papier que des enfants. »

En 1980, Daniel et Philip Berrigan, ainsi que six autres, initièrent le mouvement ‘Ploughshares’ pour manifester contre les armes nucléaires, en s’inspirant des paroles des prophètes. Après avoir martelé des missiles nucléaires et des sous-marins dans des socs de charrue et versé leur propre sang sur des documents et des armes, ils furent confrontés à de nombreuses années d’emprisonnement.

Il existe un lien profond entre la spiritualité et l’activisme. Thầy a souvent parlé de la pleine conscience comme de ‘sainteté’ ou l’équivalent du ‘Saint-Esprit’. Jugés pour intrusion dans des zones de sécurité ou pour dommages matériels, les membres du mouvement Ploughshares se disaient ‘guidés par le Saint-Esprit’.

Le militant de Ploughshares, Art Laffin, déclara que « Les personnes qui ont participé à des actions de ploughshares ont entrepris un processus de préparation spirituelle intense, de formation à la non-violence et de formation communautaire ; ils ont examiné attentivement les risques encourus. » 1

En 1974, le père Daniel commenta sa visite à Thầy et à la communauté de Sceaux en ces termes : « Je suis dans un processus de guérison vis-à-vis de l’’Amérique, de l’Église occidentale, des jésuites, des blessures de la guerre, de la maladie responsable, de ma course contre la montre ». 2 Son activisme pacifiste valut au père Berrigan de sévères critiques de sa propre église.

En 2010, Thầy raconta un rêve qu’il avait eu au sujet du père Berrigan. Une lettre de vœux d’anniversaire fut alors envoyée au père Berrigan pour lui raconter le contenu du rêve. Thầy n’avait pas écrit la lettre lui-même, mais il en avait fait le récit à son assistant qui rédigea alors la lettre :

Dans son rêve, Thầy avait vu son ami le père Daniel Berrigan. Assis à côté de ce prêtre courageux, Thầy le reconnaissait digne de tout respect et révérence. Thầy suggéra alors que la communauté touche la terre devant lui… Soudain, Thầy vit qu’il était assis seul avec le père Berrigan qui ouvrit les bras pour embrasser Thầy. Thầy ouvrit lui aussi les bras pour embrasser son ami dans le véritable esprit de la pratique du Village des Pruniers et de la méditation de l’étreinte. Au début, il n’y avait que le bonheur et la paix de la fraternité, mais bientôt monta en Thầy une énergie d’agitation … l’énergie de la tristesse, de la douleur et de la solitude. Thầy ressentit clairement que l’autre personne recevait cette énergie et y répondait… En se réveillant, Thầy savait que le rêve avait aidé son propre bien-être, parce qu’il avait eu l’occasion de reconnaître et de partager sa souffrance avec cet ami cher qui avait la capacité de toucher et de comprendre cette tristesse et cette douleur, puisqu’il avait lui-même traversé des difficultés analogues de tristesse et solitude. Thầy pense que, dans nos vies, rares sont celles et ceux avec qui nous pouvons partager de la sorte, même dans notre propre tradition.3

Mahātma Gandhi

In the Footsteps of Gandhi Cover - Catherine Ingram

Dans ses enseignements, Thầy a souvent fait référence au Mahātma Gandhi, en particulier quand il enseignait les entraînements à la pleine conscience :

En ce qui concerne l’alimentation, les vêtements et la sexualité, le Mahātma Gandhi vivait comme un moine. S’il n’avait pas vécu comme un moine, il n’aurait pas eu assez d’énergie pour mener une telle lutte sacrée (contre l’Empire britannique). Le Mahātma Gandhi dit un jour à son épouse : « Dans cette lutte, j’ai besoin d’avoir assez d’énergie, alors nous devons renoncer aux relations sexuelles. » Et Mme Gandhi répondit : « Je comprends, suivez votre voie. » 4

Thầy a parlé de Gandhi en lien avec le premier des cinq entraînements à la pleine conscience et le deuxième des quatorze entraînements à la pleine conscience. Gandhi s’exprimait en effet en ces termes : « Dans ma quête de vérité, j’ai rejeté beaucoup d’idées et appris beaucoup de choses nouvelles. » Thầy expliqua que le Mahātma avait l’esprit de non-attachement aux vues et que, bien qu’il n’était pas bouddhiste, il ne s’est jamais laissé prendre au piège de ce qu’il savait déjà. Gandhi a également dit : « J’ai beau être avancé en âge, je n’ai pas le sentiment d’avoir cessé de grandir intérieurement ou que ma croissance s’arrêtera à la dissolution de la chair. »

Un jour, le Mahātma dit à Jawaharlal Nehru, dont le point de vue divergeait souvent de celui de Gandhi : « Résistez-moi toujours lorsque ma suggestion ne plaît pas à votre tête ou à votre cœur. Je ne vous en aimerai pas moins pour cette résistance. »

En ce qui concerne le deuxième des Cinq Entraînements à la Pleine Conscience, Thầy mentionne aussi Gandhi en ces termes : 

Nos ancêtres ont fixé une limite à nos indulgences. Ils ont vu que le bonheur était en grande partie une condition mentale. Un homme n’est pas nécessairement heureux parce qu’il est riche, ou malheureux parce qu’il est pauvre. En observant tout cela, nos ancêtres nous ont dissuadés du luxe et des plaisirs. L’esprit est un oiseau agité ; plus il obtient, plus il veut et il demeure insatisfait.

En se référant au Soutra Kakacupama, La Comparaison de la Scie, (Canon Pali MN 21), Thầy a déclaré :

Dans ce soutra, le Bouddha dit que si nous pouvons maîtriser notre corps, notre esprit et notre colère, même si quelqu’un coupe nos membres en morceaux, nous pouvons toujours rester souverains de nous-mêmes. Nous voyons que cette personne est juste la victime de son ignorance et de sa haine. Il s’agit d’un exemple de non-violence extrême, comme lorsque le Mahātma Gandhi initia le mouvement de non-violence pour résister à la violence du gouvernement britannique et lutter pour l’indépendance de l’Inde. Les membres de ce mouvement ont été battus et assassinés, mais ils sont demeurés pacifiques et n’ont pas répondu à la violence par la violence.

Thầy se référait souvent aux paroles du Mahatma : « Ma vie est mon message » ; il disait que le Mahatma faisait ce qu’il enseignait. Si nous n’appliquons pas ce que nous enseignons, nos enseignements n’ont aucun sens. 

Dietrich Bonhoeffer

En novembre 1962, Thầy séjourne à New York mais il ne parvient pas à dormir. Au milieu de la nuit, il se lève et lit ce qu’a écrit Bonhoeffer au cours de ses tout derniers jours d’emprisonnement en camp de concentration. La paix, la compassion et le courage de Bonhoeffer émeuvent profondément Thầy :

[Le récit] des derniers jours de la vie de Bonhoeffer m’a soudain aidé à me réveiller à la réalité d’un ciel empli d’étoiles brillantes, présent là en chacun.e. Je me sentais étrangement heureux et je savais que j’avais la capacité de résister. Bonhoeffer était la goutte qui remplissait ma tasse à ras bord, la dernière condition, la brise légère qui faisait tomber les fruits mûrs. Après avoir vécu une telle nuit, je ne me plaindrai plus jamais de la vie… La vie est miraculeuse, même dans sa souffrance. Sans souffrance, la vie ne serait pas possible.

Bonhoeffer a dit que lorsqu’il fut jugé par les nazis et mis en prison, il a appris la grande différence entre un théologien et un chrétien.

Grâce à la vertu et au courage extraordinaires de Bonhoeffer, Thầy reconnut la présence de bodhisattvas sur Terre, pas uniquement dans les soutras. Tout au long du mois qui suivit, Thầy médita sur les bodhisattvas dans les Soutras du Lotus et de la Compréhension Parfaite. Thầy vit que les bodhisattvas étaient des êtres que nous pouvions rencontrer dans cette vie, en ce compris les jeunes au Vietnam que Thầy guidait.

Sister Chân Đức, Vesak 2023, Plum Village, France; photo by Đức trú

Thầy a dit que des personnes telles que Martin Luther King Jr. et Gandhi sont des Mahasattvas, de grands bodhisattvas, alors que nous sommes des Hinasattvas, de petits bodhisattvas. Grands bodhisattvas et petits bodhisattvas inter-sont. Les grands bodhisattvas encouragent et inspirent les petits bodhisattvas sur le chemin de la résistance non-violente. En tant que petits bodhisattvas, nous savons que la haine ne peut jamais mettre fin à la haine, et nous nous engageons dans notre vie quotidienne à nous souvenir de la vie de ces grands bodhisattvas. De cette façon, nous aurons le courage d’aller de l’avant dans la grande lutte non-violente mondiale.

L’Auteur de ce texte est

Soeur Annabel Laity

Soeur Chan Duc (Annabel Laity, Vraie Virtue) est née en Angleterre. Elle est disciple de Thich Nhat Hanh depuis 1986 et, le 10 novembre 1988 en Inde, elle est devenue la première femme d’Europe occidentale à être ordonnée moniale par Thich Nhat Hanh. Suite de son portrait ici

Cet article est paru dans le journal américain,
The Mindfulness Bell, publication consacrée à l’art de vivre en pleine conscience dans la tradition du Village des Pruniers de Thich Nhat Hanh. Il offre de l’inspiration et des ressources aux personnes qui pratiquent la pleine conscience dans la vie quotidienne et une connexion à une communauté de personnes qui aspirent à vivre profondément et en harmonie avec tous les êtres.

  1. Art Laffin, 2019, “A History of the Plowshares Movement – a talk by Art Laffin, October 22, 2019,” The Nuclear Resister. ↩︎
  2. Jim Forest, Eyes of Compassion, (Maryknoll: Orbis Books, 2021) ↩︎
  3. Marc Andrus, Brothers in the Beloved Community, (Berkeley: Parallax Press, 2021) ↩︎
  4. Thích Nhất Hạnh, 2010, “Attadanda Sutta (Part IV),” Thích Nhất Hạnh Dharma Talks. ↩︎

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What is Mindfulness

Thich Nhat Hanh January 15, 2020

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