Dialogue avec Christiana Figueres1
Cet article est la traduction d'un extrait de l'info-lettre annuelle du Village des Pruniers, offerte en anglais chaque année par la Communauté des moines et moniales (voir ici et ici).
Il relate une session qui s'est tenue au Village des Pruniers le 24 juin 2024 dans le cadre de la retraite 'Une Voie Ancienne pour les Temps Modernes : l’Éthique Appliquée'.
Voici le lien youtube vers tous les enseignements de cette riche semaine (ici) et ici le lien spécifique vers le témoignage de Christiana Figueres (en anglais)
Dans cet article, nous vous offrons un extrait du dialogue entre Sœur Hiến Nghiêm (Sœur True Dedication) et Christiana Figueres, leader climatique, diplomate costaricienne, et élève du Maître Zen Thich Nhat Hanh. Cet entretien dont le thème était ‘colère, désespoir et épuisement professionnel’ s’est déroulé en France, le 5 juin 2024 au Hameau Nouveau du Village des Pruniers, dans le cadre de la retraite de juin 2024 : ‘Sagesse ancienne pour les temps modernes : Éthique appliquée’.
Dialogue avec Christiana Figueres
Activisme spirituel et vision de l’inter-être
Sœur Hiến Nghiêm :
Vous identifiez-vous comme un activiste ?
D’où vient votre passion ? Êtes-vous une activiste en colère ?
Christiana Figueres:
Souvent, mais pas toujours. Tout d’abord, j’hésite à définir quoi que ce soit, car je trouve cela très inutile. Mais je dirais qu’au fond de moi, je suis très engagée dans la protection de notre belle planète.
J’ai beaucoup d’amis qui se disent ‘activistes’ et qui me regardent en disant : « Tu n’es pas une activiste, tu es une vraie mauviette ». Ils restent mes amis les plus chers, car nous avons besoin de toutes les formes d’engagement possibles.
Pour illustrer à quel point cela est nécessaire, permettez-moi de partager un exemple tiré de l’une des négociations internationales qui ont précédé la négociation de Paris (COP21), à laquelle tous les pays étaient présents.
Alors que ces négociations ne se déroulaient pas bien, un de mes bons amis, le directeur de Greenpeace, est entré en trombe dans mon bureau.
« Ce que font les gouvernements est scandaleux », a-t-il déclaré. « Nous allons tous sortir, toutes les ONG, toute la société civile. Nous allons tous sortir et nous allons manifester contre vous ». « Je lui ai répondu que c’était une excellente idée. « Avez-vous tout ce qu’il vous faut ? Avez-vous assez de microphones ? »
« J’ai deux microphones. »
« J’en ai six autres – vous en avez maintenant huit. Quand allez-vous sortir ? »
« Nous sortirons mercredi à 14 heures. »
« D’accord, quelle porte allez-vous utiliser ? »
« Nous allons utiliser la porte numéro 2. »
« Je vous suggère d’utiliser la porte numéro 4 parce que la presse est plus nombreuse à la porte numéro 4. »
Nous avons examiné cette idée et amélioré cette déclaration, ce qui était absolument nécessaire en raison des efforts insuffisants des gouvernements. Il s’est avéré qu’il s’agissait d’une véritable manifestation. Et moi, j’étais là, assise dans mon bureau à voir se dérouler tout cela, en me disant : « C’est très bien. » Et les gouvernements ont effectivement réagi de manière un peu plus énergique.
À l’époque, je ne pouvais pas renoncer à ma responsabilité concernant le processus gouvernemental ; un rôle que je n’assume plus aujourd’hui, car mes responsabilités ont évolué.
Nous avons tous un rôle à jouer
Christiana Figueres :
Ce qui a toujours été un guide important pour moi, c’est de comprendre que nous jouons toutes et tous un rôle, que nous avons toutes et tous nos différentes positions, nos différentes opinions, nos différents intérêts, et que tout cela est nécessaire.
Même si j’ai devant moi une personne qui pense que nous sommes diamétralement opposé.e.s sur une question familiale, sur une question mondiale, sur une question de guerre, peu importe le sujet, je trouve personnellement utile de ne pas visualiser une ligne droite entre cette personne et moi, mais un cercle.
J’imagine que cette personne se situe diamétralement à l’opposé de moi, de l’autre côté du cercle, mais il s’agit bien d’un cercle. Je suis persuadée qu’il y a toujours une autre personne, un autre gouvernement ou une autre institution qui aura une position ou un intérêt adjacent à celui que j’écoute. Et il y en aura toujours une autre qui sera adjacente à celle-ci, et ainsi de suite. Très vite, nous nous retrouvons à 180° autour de ce cercle. Le fait est qu’il n’existe pas d’opinions, d’intérêts ou de positions qui s’excluent mutuellement. Grâce à l’inter-être, ceci est également vrai pour les personnes qui pensent qu’elles sont diamétralement opposées à moi.
Je souris toujours dans mon petit cœur et je me dis : « Tu penses que tu es complètement différent·e de moi, mais en fait il y a beaucoup de moi en toi et beaucoup de toi en moi, et en fait nous sommes d’accord sur beaucoup de choses ».
Soeur Hien Nghiem, Christiana Figueres et Shantum Seth ont découvert que telle est la leçon de l’inter-être et de la compréhension : la haine d’une autre personne fait partie de moi, le désespoir d’une autre personne fait partie de moi, de manière très active.
Tu penses que tu es complètement différent.e de moi, mais en fait il y a beaucoup de moi en toi et beaucoup de toi en moi, et en fait nous sommes d’accord sur beaucoup de choses .
Sans boue, pas de lotus
Christiana Figueres :
En toute honnêteté, je me réveille la plupart du temps désespérée par tout ce que je vois. La question qui se pose alors à moi est la suivante : Est-ce que je laisse ce désespoir diriger ma journée ? Est-ce que je le laisse contrôler mes pensées, mes paroles et mes actions ? Ou bien vais-je utiliser le désespoir comme une riche boue à transformer en lotus ?
Pour moi, aucun enseignement n’est aussi clair que ‘sans boue, pas de lotus’, parce que c’est le noyau de la transformation. Si chacune, chacun, nous pouvons nous offrir cela chaque jour, alors nous pourrons faire place au désespoir, à la colère et peut-être même à la haine. En même temps, nous pourrons peut-être créer un espace pour la réconciliation et la croissance au sein de l’humanité commune que nous partageons toutes et tous.
Sr Hien Nghiem :
Merci, Christiana.
Je suis vraiment impressionnée par ce que vous venez de partager. Vous semblez parler de la Vue Juste, du courage radical exprimé dans les trois premiers des 14 entraînements à la pleine conscience, et de la véritable ouverture du cœur et de l’esprit.
Comment trouvez-vous la force nécessaire pour maintenir cette ouverture, en particulier lorsque vous avez été confrontée à de telles attaques personnelles, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du mouvement pour le climat ? Quelles sont vos ressources ? Nous avons eu l’occasion d’en parler ici, comment trouvez-vous la force de faire cela ?
Christiana Figueres :
La vision profonde n’est-elle pas la force ? Je pense que oui. Oui, j’ai été la cible de nombreuses attaques et de nombreuses critiques, mais je comprends la colère. C’est aussi une partie de moi. Ce n’est pas comme si j’étais au pays des bisounours. Je connais les raisons. Je connais les raisons de la colère. Si la colère est dirigée contre moi, c’est probablement une bonne direction, car cela signifie que la colère ne sera pas renvoyée en retour. Les sermons sont tellement inutiles dans le domaine où je travaille.
Tout est une question de travail interne. Tout dépend de la qualité de la présence que nous apportons à chaque situation, et non de ce que nous disons ou de ce que nous prônons. C’est la qualité de la présence qui permet à l’autre personne d’avoir l’espace dont elle a besoin, à ce moment-là, pour exprimer les émotions qui l’envahissent à ce moment précis. De nombreuses choses antérieures à ce moment-là (des éléments issus de nos ancêtres) ont fait germer une graine qui s’est transformée en tsunami de colère.
Les frontières de cette colère ne se limitent pas nécessairement à ce dont nous sommes témoins aujourd’hui. Elle a des racines plus anciennes, je le sais. Et ces racines sont aussi les miennes. C’est pourquoi, dans mes meilleurs jours, je peux vraiment embrasser et comprendre d’où vient leur colère.
Ce dont cette colère a besoin, c’est d’une étreinte, d’un acte d’amour et de patience.
Si j’ai devant moi une personne qui pense que nous sommes diamétralement opposé.e.s sur une question familiale, sur une question mondiale, sur une question de guerre, peu importe le sujet, je trouve personnellement utile de ne pas visualiser une ligne droite entre cette personne et moi, mais un cercle
Le miracle du changement systémique
Christiana Figueres :
Cette colère a alors une chance de s’apaiser et c’est un cadeau que nous pouvons faire à cette personne.
Mais n’oublions pas non plus que c’est un cadeau que nous offrons au monde, car toute interaction que nous avons avec une personne se reflète dans le monde. Ce qui se trouve en moi se répercute dans le monde, c’est le miracle du changement de système.
Tout ce que je fais a réellement un effet sur le monde extérieur. L’autre solution consiste à laisser le monde déterminer ce qui se passe en nous, et c’est ce que j’ai fait pendant de nombreuses années. Et je peux dire que cela ne nous mène pas vraiment à de très bons résultats. L’invitation est donc de vraiment assumer cette responsabilité.
Que fait le monde à l’intérieur de moi et comment puis-je le refléter dans le monde extérieur ?
Soeur Hien Nghiem :
Merci, Christiana. C’est merveilleux de vous entendre expliquer à quel point notre paysage intérieur est aussi la frontière de la transformation collective. J’admire également le fait que vous n’ayez pas peur des émotions fortes.
Vous avez le courage de vous plonger en elles, d’entrer en amitié avec elles. Le sixième des 14 Entraînements à la Pleine Conscience parle de prendre soin de la colère : « Nous pratiquerons la diligence juste afin de nourrir notre capacité de compréhension, d’amour, de joie et d’inclusivité, en transformant progressivement notre colère, notre violence et notre peur, et en aidant les autres à faire de même ».
Vous pratiquez donc cela à merveille, Christiana. J’aimerais en savoir un peu plus sur la colère. Il me semble tellement important de savoir comment vous la laissez exister. Vous la reconnaissez, vous l’accueillez, vous lui donnez de l’espace. Il est possible que tout le monde ne soit pas au courant qu’au Village des Pruniers, avec l’aide de Christiana, nous avons organisé des retraites pour les activistes du climat, en particulier pour les personnes qui ont des points de vue différents les unes des autres et qui pourraient être amenées à parler entre elles dans le cadre de prises de décision ou de négociations.
Comment avez-vous vu le chemin de la pratique ici au Village des Pruniers ? Comment la pratique vous aide-t-elle à maîtriser ce feu de colère qui a le droit d’être là, mais qui n’est pas toujours utile ? Mais peut-être est-elle aidante ? La colère aide-t-elle ?
Christiana Figueres:
Oui, je pense qu’elle aide; la boue est aidante.
J’appelle cela le peloton d’exécution circulaire, une dynamique que nous avons développée au sein de la communauté environnementale, où nous nous sentons tous très sûrs de nous en sachant exactement ce qu’il convient de faire.
Nous nous disons : « J’ai la solution parfaite et votre solution n’est donc pas valable parce qu’elle n’est pas la mienne », puis nous commençons à nous attaquer les uns les autres (‘comme si nous avions même le temps de nous attaquer l’un l’autre!’).
C’est une observation que j’ai commencé à faire il y a plusieurs années.
C’est l’une des raisons pour lesquelles les personnes qui consacrent leur vie à la protection de notre planète sont très souvent, à l’heure actuelle, en proie à la colère, au désespoir, à la frustration, proches de l’épuisement voire au-delà du burn-out.
Dans les pas de Thây
Christiana Figueres:
Les enseignements de Thây m’ont sauvé du suicide. Lorsque je contemple la communauté climatique et que je vois la profondeur de la douleur, et il ne s’agit pas seulement du climat, mais de tous les problèmes environnementaux et, de plus en plus, de tous les problèmes sociaux, je vois ce monde qui a tant de défis à relever.
Je vois tant de personnes consacrer leur vie à apporter l’harmonie, la résilience, la paix et qui ne voient pas cela se refléter dans le monde.
Il en résulte une énorme frustration, de la colère, du désespoir, des jugements, des reproches et un comportement dépréciatif. Aussi ai-je à nouveau sollicité le Village des Pruniers (tout comme je l’avais fait pour Thây en 2014) parce que ces personnes consacrent leur vie, pas seulement une ou deux heures par jour, non, mais toute leur vie. Elles y consacrent leur vie.
Je connais des femmes, et j’utilise délibérément le mot ‘femmes’, âgées de 11 ans, qui consacrent leur vie à la protection de la planète. Il y a aussi des femmes et des hommes qui ont 68 ans ou beaucoup plus que moi.Ce dévouement est le fruit d’un amour profond pour la maison que nous partageons tous.
Lorsque cela ne se reflète pas dans le monde de manière visible (que nous ne voyons pas l’amélioration), il n’est pas étonnant que nous ayons du désespoir, de la colère, de la frustration, et même des pensées suicidaires.
Je vous remercie donc sincèrement, chère Sœur, ainsi que toute la communauté du Village des Pruniers, d’avoir accepté de faire le travail très, très difficile de sauver des centaines de militants écologistes qui étaient sur le point de baisser les bras.
Nous ne pouvons pas abandonner. Nous devons considérer tout ce que nous voyons comme de la boue et nous devons nous lever pour défendre le lotus. Nous ne pouvons pas nous noyer dans la boue. C’est ce que nous faisons. Nous le faisons avec des centaines de personnes courageuses et dévouées qui quittent ces retraites en me disant littéralement : « Je n’envisagerai plus le suicide. Je retourne au front parce que je connais maintenant une autre façon d’être actif. Maintenant, j’ai une autre façon de voir, de penser et d’agir. » Et ils repartent en première ligne, dans les pas de Thây.
