Un partage de Sr. Chân Trăng Hiền Nhân (Soeur Humanité) daté de Novembre 2023.
Cher Thay respecté, chère Sangha,
En France, c’est l’automne. La lumière dorée du soleil qui transperce les grands nuages dans le ciel immense, le rose profond de l’aube, la beauté éblouissante des feuilles dansantes vibrantes de vie, tout cela nous offre chaque jour un festival du Dharma dont nous profitons avec délices. Le Hameau Nouveau accueille depuis peu des dizaines de chrysanthèmes qui embellissent notre centre de pratique d’une énergie spirituelle ancestrale toujours prête à se manifester.
Il y a quelques jours, alors que nous étions sur le point de nous asseoir pour une séance de partage, un chrysanthème jaune vif a attiré mon attention et je l’ai apporté au centre de notre cercle. J’ai senti qu’il avait quelque chose à me dire. Après m’être assise, ma grand-mère est devenue très présente en moi. Ma grand-mère vient du Mexique, un pays où le culte des ancêtres est une coutume essentielle, en particulier à cette période de l’année.
Abuelita, comme j’appelais affectueusement ma grand-mère quand j’étais enfant, est décédée l’année dernière pendant la retraite des pluies. C’est avec son décès que j’ai réalisé à quel point les cultures mexicaine et vietnamienne se rejoignent sur la relation aux ancêtres. Ce que j’avais si souvent vu mes sœurs vietnamiennes faire lors des jours commémoratifs, comme cuisiner des plats spéciaux, préparer un autel, organiser une cérémonie, je me suis soudain retrouvée à le faire pour ma grand-mère. Cela me semblait si naturel et si familier. Pendant la sieste, lorsque la cuisine était vide, j’ai préparé des Frijoles refritos (haricots frits), un plat traditionnel qu’Abuelita m’avait si souvent cuisiné. Je n’avais pas de recette. Je me suis simplement souvenue des scènes où ma grand-mère cuisinait tandis que j’étais assise à côté d’elle à la table de la cuisine, apprenant à dessiner, grignotant, discutant avec elle ou écrivant un poème.
La cérémonie pour Abuelita a eu lieu un soir, dans la Salle des Bougies Rouges au Hameau du Bas. L’autel avec sa photo était là, ainsi qu’une lettre que j’avais écrite pour elle en espagnol. Comme la cérémonie devait se dérouler en français, l’autre langue que je parlais avec Abuelita en plus de l’espagnol, j’ai invité les sœurs qui comprenaient également cette langue à participer à la cérémonie. Elles ont toutes été très encourageantes et gentilles. Ce fut un moment émouvant pour nous toutes, les sœurs occidentales du Hameau du Bas, qui nous étions réunies autour d’Abuelita qui semblait nous sourire doucement.

Comme Abuelita est décédée pendant la pandémie du Covid, je n’ai pas pu rejoindre ma mère à Paris pour être à ses côtés à l’hôpital ni assister aux funérailles d’Abuelita. En fait, ma mère n’a pas pu organiser de cérémonie digne de ce nom en raison de la pandémie. Je l’ai donc invitée à se joindre à nous par Zoom. Elle a été émue aux larmes pendant la cérémonie. Elle a pleuré lorsque j’ai lu la lettre que j’avais écrite à Abuelita et elle a pleuré lorsqu’elle a vu l’autel qui lui a rappelé tant de souvenirs et le parfum du Mexique. Elle a également pleuré lorsqu’elle a vu la présence de mes Sœurs, qui avaient si naturellement offert leur temps pour être avec nous. Son cœur s’est adouci et elle s’est ouverte à une vision différente du chemin que j’avais choisi. Cela venait aussi de l’amour très profond et immense qu’Abuelita avait toujours eu pour moi.
Cette année, bercée doucement par une mer de chrysanthèmes colorés qui me saluaient chaque jour, quelque chose s’est ouvert dans mon cœur. Un soir, dans la salle du Bouddha, après avoir touché la terre devant le Bouddha, le Bodhisattva Avalokita, notre maître Thay, et les ancêtres spirituels, je me suis sentie poussée à me prosterner également devant l’autel de nos ancêtres génétiques. Je me suis tournée vers eux, j’ai levé mes paumes jointes devant mon front et j’ai posé mes quatre membres sur le sol, mon front s’enfonçant dans la terre.
Alors que j’ouvrais mon cœur à mes ancêtres génétiques, un sentiment de libération et de joie a commencé à monter doucement en moi. L’énergie avec laquelle j’étais en contact n’était pas une énergie de souffrance. C’était au contraire une énergie qui me rapprochait de moi-même et de la vie. En me connectant à mon père, ma mère, mes grands-parents maternels et paternels, j’ai pris contact pendant un instant avec une force vitale imparable qui se manifestait sous forme de passion, de force, de détermination inébranlable, de talents infinis, de profonde sensibilité et d’amour immense. En me levant, je me suis sentie plus entière, plus enracinée, plus en paix et plus libre.

Une gratitude profonde pour la voie monastique, pour Thay et pour la Sangha a surgi dans mon cœur. J’étais très consciente du fait que sans les Trois Joyaux, sans la pratique quotidienne, sans l’amour de mes Sœurs, sans d’innombrables conditions venues de si loin, je n’aurais pas pu vivre ce que j’étais en train de vivre à ce moment précis. J’ai compris que mes ancêtres biologiques et mes ancêtres spirituels n’étaient pas opposés; les graines que j’avais reçues de ces deux courants de vie rendaient possible ma vie dans la Sangha aujourd’hui. Être monastique, c’était accepter de devenir un champ où toutes ces graines pouvaient émerger doucement des profondeurs de la terre et germer.
En pratiquant en tant que monastique dans mon pays natal, j’ai également l’occasion d’entrer en contact avec mes ancêtres de la terre. À environ vingt minutes à pied du Nouveau Hameau, se trouve un village appelé Dieulivol avec une belle église qui surplombe les champs. Quand je suis là-bas, grâce à l’énergie de la pleine conscience, je peux me connecter à la présence de nombreuses générations d’ancêtres français.
J’éprouve aussi un sentiment semblable quand je suis assise dans la salle du téléphone au Hameau Nouveau. L’esthétique de la pièce me rappelle les romans de Balzac. Tôt le matin et le soir, quand tout est calme, j’aime m’y asseoir de temps en temps et me laisser imprégner de l’atmosphère. Je me connecte alors à un courant de vie qui traverse plusieurs générations, et des scènes chaleureuses de la vie familiale défilent dans mon esprit. Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose de la fierté française, de notre culture avec sa richesse et sa beauté, certains accents de rhétorique française, et des scènes glorieuses de l’histoire de France, me viennent à l’esprit, et j’aime m’asseoir avec eux. Ils se mêlent à mes souvenirs d’enfance, aux heures passées à l’école à étudier ces sujets et aux heures passées seule plongée dans un livre. Je ressens un sentiment d’appartenance et d’enracinement, d’intimité.
Pour moi, pouvoir me relier à mes ancêtres biologiques, spirituels et de la terre est l’un des cadeaux les plus précieux de la vie monastique. Mes ancêtres biologiques viennent de nombreux pays différents du côté de ma mère et de mon père : France, Canada, Mexique et Allemagne. Enfant et jeune adulte, j’ai également vécu dans de nombreux endroits, car mon père était diplomate. De plus, son passe-temps était de voyager avec mon frère et moi. J’ai donc hérité d’une grande diversité d’expériences, d’une ouverture à de nombreuses cultures, mais aussi d’un sentiment d’être constamment déracinée et de ne pas savoir où était ma place. Ainsi, revenir à moi pour entrer en contact avec mes racines et éprouver un certain sentiment d’appartenance est profondément apaisant.
J’ai été ordonnée dans la famille des Hêtres le 25 octobre 2018. C’était le jour où Thay est revenu de Thaïlande au Vietnam ; quelques jours plus tôt, notre cérémonie de requête pour l’ordination avait eu lieu le jour de la commémoration de maître Tang Hoi. L’énergie des ancêtres spirituels était donc très forte. Même si je suis née en Occident, je me sens très proche de l’Asie. Parfois, mes Sœurs me taquinent en disant que j’ai dû être asiatique dans une vie antérieure. Lors du Nouvel An lunaire, je choisis toujours un oracle de Kieu, convaincue que les ancêtres spirituels m’offriront leurs conseils pour l’année à venir. Cette année, lorsque je suis venue vivre au Hameau Nouveau, j’ai aussi senti que c’étaient les ancêtres spirituels qui m’avaient amenée ici.
Tout récemment, j’ai appris qu’un groupe d’entre nous allait se rendre en Thaïlande pour recevoir les Grands Préceptes. Cette nouvelle a rempli mon cœur de joie et de confiance. Le jour où mon Maître a pris l’avion pour rentrer de Thaïlande dans son pays natal, j’ai reçu les 10 préceptes de novice. C’est maintenant à mon tour de me rendre en Asie, la terre de mes Ancêtres Spirituels, à ce moment très spécial de mon parcours monastique. La boucle sera alors bouclée. Les ancêtres me rappellent à notre demeure.
Mes Ancêtres me rappellent chez moi
- Textes pour la pratique des Touchers de la Terre:
- Les Trois Touchers de la Terre
- Les Cinq Touchers de la Terre