Frère Ruộng Pháp nous parle de l’expérience qu’il a vécue lorsqu’il est reparti au Portugal prendre soin de sa grand-mère mourante, mettant en lumière les enseignements spirituels que lui ont apporté cette situation difficile.
30 juillet 2022, c’est le jour où ma grand-mère a choisi de se défaire de sa forme humaine.
Six mois plus tôt environ, la Sangha m’avait autorisé à retourner au Portugal pour lui apporter mon soutien ainsi qu’à ma famille. Ma grand-mère avait subi une grave attaque cérébrale quelques années auparavant et, bien que partiellement rétablie, il lui était de plus en plus difficile de mener une vie indépendante. L’une de ses principales difficultés était la démence. Elle a commencé à oublier des choses et, à un moment donné, il devint dangereux pour elle de vivre seule.
L’année précédente, j’avais déjà passé quelques semaines avec elle. C’était la première fois que je rentrais chez moi en tant que monastique. Sa démence était déjà très avancée et elle ne m’a pas reconnu. « Je sais que vous êtes de la famille, mais je ne connais pas votre nom et je ne sais pas qui vous êtes », me dit-elle. Au fil des jours, elle m’appelait « petit moine » ou « Monsieur le Prêtre », ne me désignant jamais comme son petit-fils. Même si je me sentais parfois triste d’être témoin du déclin mental et physique de ma grand-mère, je savais, presque instinctivement, que l’amour était le meilleur langage que je pouvais utiliser. Cette énergie lui était familière à elle aussi, car elle nous l’avait transmise, à moi et à tous ceux avec qui elle était entrée en contact : un amour et une générosité infinis.
Cinq mois se sont écoulés et son état de santé s’est aggravé. Elle était désormais alitée, émaciée et en souffrance physique. Ses capacités cognitives déclinaient rapidement. Lorsque je suis arrivé à l’appartement de ma grand-mère, lors de la deuxième visite à mes parents, j’ai senti dans ma chair et dans mes os la dépression que vivaient tous les membres de ma famille. L’atmosphère était lourde de souffrance et de stress, et imprégnée de l’odeur de la mort. C’était la première fois que ma mère ne me souriait pas à mon retour ; au contraire, elle fondit en larmes.
La pratique m’a appris que tout dépend de causes et de conditions, que rien n’existe par soi-même. Cela m’a aidé à pratiquer l’arrêt et à regarder plus profondément, à respirer en étant conscient que ce dont j’étais témoin était bien plus complexe que ce qui se manifestait sous mes yeux.
Sachant que nous ne pouvons vraiment apprendre et grandir que lorsque nous sommes en contact avec le moment présent, j’ai pris cette souffrance comme un enseignement, acceptant ma grand-mère comme mon professeur. Et quel maître était-elle ! Je me suis promis de rester attentif à l’enseignement des Cinq Remémorations. Après tout, la vieillesse, la maladie et la mort se déroulaient sous mes yeux de manière très directe. Comment aurais-je pu ne pas maintenir cette conscience ?
Les jours, les semaines et les mois se sont écoulés. Prendre soin de ma grand-mère représentait un travail à plein temps. Et même si nous recevions l’aide des services sociaux pendant la semaine, nous devions offrir notre présence et notre soutien pour tout le reste. J’ai vu à quel point je pouvais facilement devenir mon environnement, à quel point j’étais interconnecté avec la souffrance de ma grand-mère, de ma mère, des autres membres de la famille, et du monde en général. Le flux constant d’informations à la télévision, la précipitation du monde, les conversations insouciantes. L’incapacité de se connecter avec notre plus profonde aspiration à guérir les blessures causées par nos traumatismes individuels et collectifs. Aucune de ces conditions n’était séparée de moi.
Heureusement, je pouvais toujours revenir aux enseignements de base. J’ai ressenti beaucoup de gratitude d’avoir un professeur comme Thây. Ses enseignements sont très concrets et transmis de manière très simple. J’ai compris que cette simplicité est le fruit d’une compréhension véritable et profonde, engendrée par la vie de pratique de notre maître. Ses enseignements gagnaient en simplicité et profondeur au fur et à mesure de ses années de Pratique.
Je sens le soleil, il brille constamment. Peut-être ne le vois-je pas, mais je sais qu'il est là, au-dessus des nuages sombres et étouffants
Grâce aux pratiques de base quotidiennes, je pouvais toujours toucher une source de guérison. Je pouvais appliquer la pratique à tout ce que je faisais ; je n’avais rien à faire de plus. Être conscient de ma respiration était bien suffisant. Il suffisait de savoir que j’étais en train de marcher. En étant simplement attentif à mon corps, à mes sensations, mes émotions et mes perceptions, je suis parvenu à être davantage présent et connecté à ma grand-mère et à ma mère. J’ai senti que j’avais plus de solidité et de clarté, même dans les moments les plus difficiles. J’avais une meilleure perception de la direction à suivre et je sentais l’énergie de la non-peur en moi.
La maladie et la mort ne sont pas belles. La société essaie toujours de les rendre propres et esthétiques. Les cadavres sont embellis et soignés pour qu’ils montrent l’apparence qu’avait la personne lorsqu’elle était en vie. C’est très aseptisé. Le corps vivant de la grand-mère face à moi était squelettique, desséché et criblé des marques d’une longue vie de pauvreté et de travail harassant. À quel point la rendraient-ils ‘belle’ le jour où elle déciderait de mourir?
La désintégration sous mes yeux. Pourtant, l'illusion persiste. La permanence...
De l’Angola au Portugal, elle a porté l’histoire de sa vie au cœur de sa chair et ses os ; plus encore, elle l’a portée dans son esprit, aujourd’hui atteint d’une démence ravageuse. Et même au coeur de tant de douleur et de confusion, elle a conservé de belles marques de son amour et de sa générosité infinis. Parfois, lorsque nous devions tourner son corps, elle hurlait de douleur atroce et se mettait en colère contre celui qui devait la déplacer. Mais l’instant d’après, elle nous comblait de câlins et de baisers affectueux. Je pouvais voir toutes ces graines en moi également ; la colère, la confusion, l’amour profond et la générosité désintéressée. Et je savais aussi qu’à tout moment, elle pourrait rendre son dernier souffle.
Le 30 juillet 2022, à l’âge de 92 ans, ma grand-mère est décédée. Elle avait été transportée d’urgence à l’hôpital pour une grave infection pulmonaire. Elle avait cessé de s’alimenter et sa respiration était devenue difficile. J’ai su ce jour-là, avant qu’elle ne soit transportée par les services d’urgence, qu’elle ne reviendrait pas à la maison. Pas sous la même forme.
L'impermanence - comment la laisser imprégner mon être, en dehors du langage, au coeur du silence ? Puis-je l'accueillir comme la cloche qui m'éveille à la vérité ?
Je me sens rempli d’humilité et chanceux d’avoir eu cette opportunité de passer un dernier moment seul avec elle. « Avó »! ai-je crié lorsque j’ai vu son petit corps ratatiné, allongé sur un lit d’hôpital dans le couloir de la salle d’urgence. En position quasi fœtale, elle a tourné son visage pour me regarder de ses yeux clairs, marron foncé, presque noirs. Pleinement présente ! Je voyais que, cette fois, elle m’avait reconnu. Elle m’a regardé un moment, les yeux fixés sur les miens, dans une connexion profonde. Simple. Directe. Éveillée. Nous nous sommes attardés un moment dans cette communion non verbale. Durant ces brefs instants, elle était là, pleinement présente pour moi. Elle a ensuite légèrement levé les yeux, les paupières se fermant lentement, avant de tourner son visage dans l’autre sens, luttant pour respirer. Je l’ai serrée doucement dans mes bras, mes larmes coulant sur son visage. J’ai murmuré à son oreille :
« C’est bon grand-mère, tu n’as plus besoin de lutter. Je t’aime tellement ! Nous t’aimons tous tellement ! Tu peux te laisser partir maintenant. Tu as eu une longue vie et tu laisses une très belle famille derrière toi. Nous sommes ta continuation. Tu continues en nous. Tu t’es déjà tellement battue tout au long de ta vie. Tu n’as plus besoin de te battre. Tu peux te reposer ! »
J’ai quitté l’hôpital ce soir-là en sachant que je ne verrai plus ma grand-mère vivante.
Où es-tu à présent, ma chère grand-mère ? Pourquoi te caches-tu derrière mon visage ? As-tu entendu le petit troglodyte brun chanter sur l'arbre Pitanga ?
Les funérailles furent simples et brèves. Ma famille ne souhaitait pas qu’un service religieux soit célébré. Pas de prêtre. Pas de symboles religieux. Ils avaient perdu leur foi et leur confiance en l’Église catholique depuis longtemps. J’étais la seule personne à apporter une dimension spirituelle à ce moment solennel. Vêtu de ma robe sanghati couleur safran, je suis simplement resté là, silencieux, les larmes aux yeux et portant une douce attention à ma respiration. En contemplant profondément le corps raide, froid et sans vie de ma grand-mère, je pouvais clairement voir qu’elle n’était pas seulement ce corps. Au moment du dernier adieu, j’ai regardé ma mère poser sa main sur le front froid de ma grand-mère, les autres membres de la famille entourant eux aussi le cercueil en un cercle parfaitement connecté. À ce moment-là, j’ai souhaité que tous puissent voir ce que je voyais. Son corps de continuation, là, juste devant moi. Elle était bien plus, beaucoup plus que le corps qui gisait là. Si l’on ôtait l’élément ‘grand-mère’ à l’un.e d’entre nous, il ou elle disparaîtrait sur-le-champ.
À ma grande surprise, ma famille m’a demandé de proposer quelque chose, juste avant l’incinération. J’ai invité chacune et chacun à être pleinement présent.e à ce moment de perte et d’unité. J’ai demandé à chacun.e de simplement suivre sa respiration et de toucher le caractère précieux de la vie. J’ai ensuite chanté en portugais, tout en invitant la petite cloche. Tous se sont sentis touchés et reconnaissant. Je me suis moi aussi senti touché et reconnaissant. Le cercueil a brûlé, à l’abri des regards. Il ne restait que des cendres.
Si seulement je pouvais m'éveiller - l'espace d'un instant - à la toile infinie de la vie. Ma peur prendrait fin. Mon chagrin ne serait plus.
Mon souhait le plus profond est d’intégrer cette expérience vécue avec ma grand-mère de manière à ce qu’elle imprègne tout mon être de la vérité de l’impermanence et de l’inter-être. Ainsi, je serai en mesure d’offrir aux autres le don de la non-peur. J’ai raté cette chance quand mon père est décédé, alors que j’avais dix-huit ans. Je n’ai pas pu être présent à ma souffrance et à la souffrance de ceux qui m’entouraient. Je n’ai pas pu être présent pour mon père. Aujourd’hui, j’ai la possibilité de guérir le passé dans le moment présent. J’ai la possibilité de partager la noblesse de la souffrance. Car, si je choisis de bien l’utiliser, des fleurs sans fin auront le potentiel de s’épanouir. La vie peut devenir plus colorée, plus riche, plus précieuse.
La vie continue et je me surprends encore à chercher la forme familière de ma grand-mère. Je m’entraîne à la voir dans la feuille de chêne rouge, souriante et jetant un regard furtif. Elle m’interroge :
« Es-tu attentif, mon chéri ? Peux-tu me voir ici ? Et là-bas ? Ne vois-tu pas que je te fais un clin d’œil quand tu te regardes dans le miroir chaque matin au réveil ? Peux-tu sentir ma présence à la plante de tes pieds, chaque fois que tu es présent à tes pas ? Fais un peu plus attention, et tu verras que je suis à la fois tes pieds et la terre que tu foules ».
Je te vois dans mes yeux et avec tes yeux, je vois les miens