Frère Dong Tri raconte comment il a guéri sa relation avec sa mère.
Cet extrait provient d’une table ronde organisée le 8 août 2021 au Hameau du Haut du Village des Pruniers, dans le cadre de la célébration de la cérémonie des roses.
Laissons le soin à Frère Nguyen Tinh de nous présenter Frère Dong Tri
Lui et moi avons étudié ensemble l’Institut bouddhiste, il y a 21 ans. Au cours de ces 21 dernières années, nous avons beaucoup partagé sur notre pratique. J’ai été très heureux de sa venue en France. Son chemin a été jalonné de nombreuses piques et épines. Mais nous connaissons tous l’innocence de ses sourires et de sa façon d’être. Cela montre que son enfant intérieur a beaucoup guéri. Les souffrances, les insatisfactions et les obstacles n’ont ni diminué ni endommagé sa bodhicitta. C’est un grand bonheur.
Une communication sans paroles
Si vous avez déjà eu l’occasion de voir frère Dong Tri et son frère novice, frère Khiet Lam, prendre le temps de s’asseoir ensemble durant deux heures et partager un thé, leurs rires emplissant tout le potager, l’un ne comprenant pas l’anglais ni l’autre le vietnamien, vous n’avez sans doute aucune idée de ce qui se passe. Il m’arrive parfois de passer par là moi aussi. J’en entends juste un dire : “Ok, bien, bien, délicieux”, et l’autre de répondre : “Khue khue (bien, bien)” et les deux explosent de rire. Ils peuvent s’asseoir, boire du thé, et socialiser entre eux pendant deux heures, et avec un tel bonheur ! Il faudrait qu’un jour Frère Dong Tri propose un atelier sur ‘L’art de vivre heureux ensemble sans avoir besoin de partager la même langue’. C’est très important.
Pour l’instant, je sais que Frère Dong Tri est assez nerveux. Comme j’ai été en contact avec sa famille, je sais qu’il y a eu beaucoup de transformations dans sa famille. Je serais heureux que Frère Dong Tri nous partage son chemin de pratique et les fleurs et fruits de sa pratique qu’il a pu offrir à sa famille de sang
Partage de Frère Dong Tri
“Cher Thây, chers frères et sœurs, et chère Sangha,
Ma mère a cinq enfants et nous a élevés seule. Nous avons grandi sans père. Au Vietnam, il y a un dicton qui dit ceci : “Une famille avec cinq filles a cinq princesses. Une famille avec cinq garçons a cinq diables.” Ma famille appartient à la deuxième catégorie. En ce moment, ma mère vit avec l’un de ses petits-enfants ; il a12 ans et ils vivent ensemble depuis sept ans.
Ma mère a une déformation du visage et, pour cette raison, j’ai toujours eu un complexe à son égard. Petit, je n’étais pas particulièrement heureux ni fier de la présenter aux autres. J’ai toujours été complexé par son apparence quand j’étais enfant. Et pourtant, si les autres enfants se moquaient de son physique, je me sentais en colère. Il leur suffisait de dire quelques mots pour que je me mette en colère et que j’essaie de la défendre alors que, dans mon cœur, je ne parvenais pas l’accepter.
Plus tard, malgré mon choix de me faire ordonner moine (dans un temple traditionnel au Vietnam), je ne suis pas parvenu à modifier cette attitude. Après mon ordination, je n’ai pas fait beaucoup d’efforts pour m’occuper d’elle ou m’enquérir de son bien-être. Je me souviens de la fois où, en 2008, mon temple organisa la cérémonie des roses (honneur aux ancêtres génétiques). Ma mère est venue au temple pour participer à la cérémonie. Lorsqu’elle est arrivée, je me suis comporté de manière froide à son égard et je ne me suis pas approché d’elle pour l’accueillir ou la saluer. Puis je me suis dit que je devais m’occuper de la préparation de la cérémonie ce soir-là.
Garder ses distances
Après la cérémonie, ma mère a regagné sa chambre ; elle s’est assise dans un coin de la pièce et elle a laissé son visage exprimer sa tristesse. Un ami laïc lui a demandé pourquoi elle était si triste. Ma mère n’a pas pu retenir la tristesse qui était en elle et elle a répondu : “Je suis triste parce que je vois que Frère Dong Tri ne fait que s’occuper de tous les autres mais ne prête aucune attention à moi. ça me fait tellement de peine. D’autant plus aujourd’bui, jour de la Cérémonie des Roses destinée à se souvenir de nos parents ; mais il est si froid avec moi. Je me sens si triste et désolée pour moi-même.”
Ce même soir, l’ami laïc est venu me trouver, me disant : “Ta mère est très triste à cause de toi. C’est le jour de la Cérémonie des Roses et tu n’as fait preuve d’aucune attention envers ta maman.” En entendant cela, je me suis muré dans le silence et j’ai regagné ma chambre. Cet incident m’a incité à modifier ma façon de penser et j’ai commencé à changer.
Petit à petit, j’ai essayé d’ouvrir mon cœur et j’ai commencé à parler davantage à ma mère et à la contacter plus souvent. Ensuite, quand je suis arrivé au Village des Pruniers, j’ai commencé à rentrer en contact avec les portes du Dharma du Village des Pruniers et avec les Enseignements de Thây“Thây” signifie ‘enseignant’ en vietnamien ; c’est par ce nom affectueux que les étudiants de Thich Nhat Hanh le prénomment. Et quand Thây a parlé de nos familles spirituelles et génétiques, j’ai commencé à nourrir une meilleure compréhension et acceptation et j’ai été capable d’aimer davantage ma famille de sang. Chaque fois que je voyais des frères et sœurs monastiques entretenir des liens chargés d’amour avec leurs parents, comme le père et l’enfant se tenant la main, la mère et l’enfant pratiquant la marche méditative main dans la main, je me sentais empli d’émotions.
Vivant et pratiquant au Village des Pruniers, mon coeur est peu à peu pavenu à s’ouvrir davantage. Et quand je suis devenu l’assistant de Thây, j’ai eu l’occasion de le suivre au Monastère de Thaïlande. Pendant mon séjour là-bas, les parents et les proches de nombreux frères et sœurs sont venus rendre visite à Thây. C’est aussi ce fait là qui m’a fait sentir plus intensément le manque de ma mère et que mes pensées ont commencé à se diriger davantage vers elle. Au début, je sentais encore fortement mon complexe et j’ai beaucoup hésité et réfléchi. Mais j’ai vu que j’étais déjà resté distant depuis un certain temps et je ne voulais pas manquer l’occasion du retour de Thây en Thaïlande pour voir ma mère. Ma mère soulignait aussi le fait qu’elle n’avait jamais voyagé loin.
Inviter maman à venir auprès de nous
J’ai donc appelé et invité ma mère à se rendre en Thaïlande. Ma mère était déjà septuagénaire et ce n’était pas facile pour elle de s’occuper de toute la paperasse administrative. J’ai donc demandé à une nièce de faire les démarches pour son passeport et de s’occuper de tout. Puis ma mère est venue au Village des Pruniers en Thaïlande ; elle a pu rencontrer Thây et passer du temps avec moi.
C’était sa première visite, mais tous mes frères et sœurs monastiques ont pris grand soin d’elle et lui ont manifesté énormément d’amour. Ma mère avait l’air tellement heureuse ! “C’est la première fois que je me rends dans un temple où je me sens si heureuse et où je reçois autant de chaleur ; en voyant les sourires des frères et sœurs, et leur volonté de m’appeler maman” s’exclama-t-elle.
Dans les temples traditionnels, il est très rare que les moines et les nonnes disent “maman” à la mère de quelqu’un d’autre. Mais pour la Sangha du Village des Pruniers, tous les parents qui viennent sont ‘maman’ ou ‘papa’, comme s’il s’agissait de nos propres parents. Je trouve que c’est un très bel aspect du Village des Pruniers. Cela permet d’établir un lien facile entre parents et enfants, et entre frères et sœurs. Les frères et sœurs du Village des Pruniers se sont très bien occupés de ma mère et l’ont emmenée jouer dans de nombreux endroits. Elle était tellement heureuse ! Et moi aussi !
Ils l’ont emmenée faire de la randonnée dans une montagne et boire du thé là-haut. Ils ont cuisiné et préparé toute la nourriture, chanté des chansons et partagé leur cœur. C’était tellement joyeux. J’ai vu que lorsque ma mère entrait en contact avec la fraîcheur et la jeunesse des moines, elle s’épanouissait elle aussi et son sourire était empli de fraîcheur. Même si elle n’est pas jolie physiquement, son sourire était très frais.
La nuit précédant son départ, les frères et sœurs lui ont préparé une cérémonie du thé dans la salle de méditation. Et, tout à coup, Frère Trung Hai s’est exprimé : “La grande heure est arrivée. C’est le moment. Nous aimerions inviter la mère et le fils à se lever et à pratiquer la méditation de l’étreinte.” J’ai pensé : “Oh, c’est un peu difficile !” Finalement, ma mère et moi nous sommes levés pour pratiquer la méditation de l’étreinte. Je savais qu’à ce moment-là, même sans rien nous dire, ma mère était heureuse.
Grâce à cette pratique, j’ai vu que ma mère et moi pouvions dénouer beaucoup de nos nœuds internes. Par après, nous avons été à même de jouer ensemble et nous parler. La plupart du temps,, je ne l’appelle pas “maman”, je l’appelle “sœur 10” (car elle est la dixième fille de sa famille). Quand je l’appelle, je lui demande “Soeur 10, tu vas bien ?”. C’est assez drôle. Au plus je pratique dans la tradition du Village des Pruniers, au plus ma capacité à aimer ma mère grandit. Je peux mieux l’accepter et partager davantage avec elle. C’est une grande chance et un grand bonheur pour moi d’avoir pu reconnaître mon complexe. Même si je n’ai pas changé tant que cela et que ma mère ne m’a pas demandé grand-chose, le simple fait que je m’occupe d’elle et que je m’interroge sur son bien-être suffit à la rendre heureuse. Je n’avais pas besoin de faire grand-chose.
Notre amour secret
Aujourd’hui, ma mère et moi sommes très à l’aise l’un avec l’autre. Nous n’avons plus besoin de faire des efforts comme par le passé ni de lutter pour tenir une conversation. Récemment, je l’ai appelée et je lui ai demandé : “Maintenant je vais te demander quelque chose et tu dois répondre en toute sincérité, ok ? Maman, est-ce que tu m’aimes ?” (Rires de l’audience) La réponse de ma mère était aussi assez amusante, elle a dit : “Oh, peu importe. Et si tu répondais toi d’abord ?” J’ai été surpris par cette réponse et je n’ai rien dit. C’est devenu un amour secret entre ma mère et moi, nous le gardons au fond de nos cœurs.
Je suis très reconnaissant envers Thây et la Sangha d’avoir de si belles pratiques et de si beaux chemins pour que chacun puisse apprendre et pratiquer. Personne ne peut se tromper sur cette voie. J’ai moi-même pu apprendre, pratiquer, et dénouer les complexes que je portais en moi vis-à-vis de ma mère. Si je ne connaissais pas cette porte du Dharma, si je ne savais pas comment pratiquer, alors il est certain que ce nœud serait resté.
Merci pour votre écoute profonde.”
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