Dans cet article, soeur Dinh Nghiem raconte son expérience lors des sept dernières années passées auprès de Thay, avant qu’il ne redevienne un nuage. Cet article est publié en trois parties.
Quand Thay a décidé de quitter l’hôpital pour retourner au Village des Pruniers, Sœur Chan Khong a paniqué! De retour au Village il n’y aurait ni médecins ni infirmier.e.s aux côtés de Thay, ni salle de rééducation avec des physiothérapeutes. Qu’allions-nous faire? Mais les médecins n’étaient pas si inquiets. Le docteur Rouanet a dit : « Thay a son propre programme ». Et en effet, de retour à l’Ermitage, Thay a revisité chaque pièce malgré le fait qu’il devait être aidé par ses attendants pour monter le grand escalier qui menait à l’étage. Chaque jour, Thay sortait pour admirer chaque arbre, les brins d’herbe, et chaque rose. Il se détendait sur la balancelle à l’ombre de trois pins qu’il avait souvent appelés « nos trois frères aînés ». Thay rendait visite aux courges en croissance, pratiquait la marche à l’extérieur avec l’assistance de ses attendants, et se promenait même avec eux dans le bosquet de bambous verts densément tressés.
Un jeune cornouiller non planté se trouvait encore dans un sac, attendant d’être planté. Les sœurs savaient que Thay aimait le cornouiller et l’avaient acheté. Thay a immédiatement « commandé » aux attendants de creuser un trou à un endroit choisi, de planter le jeune arbre, et de lui fournir une couverture de terre et de l’eau. Thay demanda aussi aux frères et sœurs de restaurer la vieille grange en bois, et d’engager des ouvriers pour construire une salle de méditation à l’extrémité du terrain de l’Ermitage. Tous les matins il sortait pour superviser l’avancement des travaux.
Thay a commencé à manger de plus en plus, en commençant par de la compote de pommes et de la soupe de légumes mixés tandis qu’il séjournait encore à l’hôpital. Après son retour au Village, un jour, Thay est passé par la cuisine et a vu un citron sur la table. Tout de suite, il l’a pointé du doigt et a indiqué qu’il souhaitait à nouveau goûter à une saveur acide! Peu après, Thay a voulu essayer un avocat, puis du riz, puis une baguette croustillante avec toutes sortes de plats comme par exemple la soupe de nouilles vietnamiennes. Chaque repas de Thay était un moment de paix et de bonheur.
De temps en temps, Thay et ses attendants se rendaient dans la cuisine pour voir ce qu’il y avait dans le frigo. Parfois, Thay prenait un morceau de gâteau ou bien il savourait un yogourt. Les médecins avaient prévu de revoir Thay après deux mois pour évaluer son alimentation et calculer à quel moment il pourrait éventuellement se passer de l’alimentation entérale. Un mois avant le rendez-vous, Thay a lui-même retiré le tube sans rien dire à personne.
De temps en temps, Thay rendait visite au hameau nouveau, au hameau du bas, à « Son Ha » ou au hameau du haut, et y restait parfois quelques jours. Thay n’oubliait pas de nous conduire dans sa chaise roulante pour nous promener à nouveau le long de la rangée droite de sapins, qu’il nommait “l’allée légendaire”.
Alors qu’il rendait visite aux frères travaillant dans le bureau du hameau du haut, l’attention de Thay a été attirée par une statue en bronze du Bouddha qui reposait sur une étagère. La statue avait une très belle esthétique, avec le corps et les jambes légèrement inclinés. Thay a serré la statue du Bouddha contre son cœur et l’a ramenée avec lui dans sa hutte. Sur le mur au centre de la hutte est accrochée l’une des calligraphies du cercle zen de Thay, sous laquelle se trouve une table basse en bois. Thay a demandé à ses attendants de tout retirer de la table et d’y placer la statue, à côté de la calligraphie. Thay a même indiqué aux attendants de tourner légèrement la statue, afin de mieux en distinguer les courbes.
En se réveillant le lendemain matin, Thay a changé d’avis. Il préférait que la statue du Bouddha soit située au centre, juste devant le cercle zen. L’attendant a servi une tasse de thé pour Thay, et l’a placée temporairement sur la table avant de la lui offrir. Tout de suite, Thay a indiqué à l’attendant d’enlever la tasse (l’air de dire : « ne surtout rien déposer sur la table du Bouddha ! »). Depuis ce jour, chaque fois qu’un attendant oubliait cette instruction, Thay le lui rappelait.
En juillet 2015, Thay a décidé de se rendre aux Etats-Unis pour suivre un programme de rééducation au centre physiothérapique de l’Université de Californie, à San Francisco.
Six mois plus tard, en janvier 2016, Thay a décidé de rentrer en France. Puis en décembre de la même année, il a décidé de se rendre en Thaïlande.
En août 2017, Thay s’est rendu au Vietnam pour visiter son Temple Racine, le temple Tu Hieu à Hue. Moins de vingt-quatre heures plus tard, il a quitté son Temple Racine pour retourner en Thaïlande.
En octobre 2018, Thay est une nouvelle fois retourné dans son Temple Racine.
A la fin de l’année 2019, Thay s’est de nouveau rendu en Thaïlande pour un contrôle médical, puis il est retourné dans son Temple Racine au Vietnam pour y séjourner jusqu’à son dernier souffle.
Au cours de ces huit années, Thay a voyagé huit fois, et chaque fois c’est lui-même qui a pris la décision. Une fois qu’il avait pris une décision, Thay voulait toujours l’accomplir tout de suite, sans la moindre hésitation. Il n’avait même pas envie de manger ni de boire, et se contentait de circuler parmi ses attendants pour surveiller la préparation des bagages. Nous, ses étudiant.e.s, qui ne souhaitions pas que Thay voyage trop loin, avons essayé toutes sortes de moyens et de raisons pour tenter de l’en dissuader. Mais quelle que soit la finesse de notre raisonnement, quelques instants après notre arrivée devant Thay, nous nous inclinions en signe de défaite. Rien ni personne ne pouvait entraver ou même influencer la décision de Thay. Et parfois, en l’espace de seulement trois nuits et quatre jours, il fallait que les attendants aient fait tout ce qui était nécessaire pour remplir toutes les formalités et veiller à l’organisation du voyage.
Thay était toujours fermement décidé lorsqu’il avait besoin d’aller quelque part ou de faire quelque chose, ainsi que lorsqu’il sentait qu’il n’y avait aucun besoin d’aller quelque part ou de faire quelque chose. Par exemple, lors d’une journée monastique à l’Ermitage (au Village des Pruniers, il s’agit d’un jour de pratique réservé à la communauté monastique), les attendants ont essayé de convaincre Thay de se joindre à la sangha pour la marche méditative. Mais ils avaient beau le supplier, Thay secouait la tête, « non », bien que toute la Sangha soit en train de l’attendre. En fin de compte, la sangha a pratiqué la marche sans Thay (peut-être Thay souhaitait-il ainsi préparer la sangha au jour où il ne serait plus là pour participer à de telles journées ?) Une autre fois, c’était le jour de la visite médicale régulière de Thay. L’ambulance, les caisses d’ustensiles de cuisine et les bagages de Thay… tout était prêt et attendait Thay. Mais Thay secouait la tête et refusait de partir, malgré toutes les tentatives de ses attendants qui se relayaient pour essayer de l’en persuader. Au bout de deux heures, l’ambulance et les voitures ont dû rebrousser chemin sans patient à bord. De la même manière, quand Thay refusait de prendre un médicament, personne ne pouvait le persuader de le faire, pas même de prendre une demi-pillule.
Thay a toujours été celui qui décidait et assumait la responsabilité de sa santé, de sa vie, et de sa mort. À San Francisco comme en Thaïlande, Thay a audacieusement signé le formulaire de consentement au plan de traitement recommandé par le médecin. À de nombreuses reprises, les médecins ont dû s’incliner en signe de respect quand ils constataient que Thay était toujours celui qui connaissait son corps et sa santé mieux que quiconque. Il y avait des moments où les médecins ne pouvaient rien faire d’autre que de le suivre de près et l’observer, lorsque le corps de Thay changeait soudainement et se stabilisait. Les médecins comprenaient clairement que c’était toujours Thay qui décidait ; les médecins se contentaient de le suivre et de le soutenir.
(Pour lire les parties 1 et 3:
-Partie 1: plumvillage.org/fr/articles-fr/thay-a-ete-toujours-lui-meme-soeur-chan-dinh-nghiem-partie-1
-Partie 3: plumvillage.org/fr/articles-fr/thay-a-ete-toujours-lui-meme-soeur-chan-dinh-nghiem-partie-3)