Témoignage et récit de Frère Duc Dinh
Il y a quelques années, lors d’une randonnée avec quelques frères et sœurs monastiques à Thénac, le petit village où se trouve le Hameau du Haut du Village des Pruniers, l’idée est venue que nous pourrions un jour marcher de maison en maison pour demander l’aumône à nos amis voisins, comme le veut la tradition qui remonte à l’époque du Bouddha. Au début de cette Retraite des Pluies 2023-2024, j’ai suggéré que nous le fassions, et que nous terminions ainsi en beauté notre retraite de trois mois. J’ai été surpris de voir avec quelle facilité et quelle joie les frères ont accepté. Très vite, nous avons formé une équipe d’organisation enthousiaste, composée de trois moines et de cinq amis laïcs. Tout au long du projet, nous avons bénéficié de conditions favorables et n’avons eu que très peu de défis à relever. Il semblait que les conditions étaient réunies pour que nous puissions couler comme une rivière avec grâce.
Au petit matin du 13 janvier 2024, deux groupes de 15 à 20 frères ont pris leurs bols à aumônes et ont marché, à travers la campagne française, jusqu’au village de Thénac, alors que tous les arbres, les brins d’herbe et l’ensemble du paysage portaient encore leur robe blanche de givre. Après avoir reçu les offrandes d’un foyer, nous avons offert le chant ‘May the day be well’, et nous sommes inclinés en signe de profonde gratitude avant de continuer à profiter de la marche. Alors que nous marchions silencieusement ensemble en procession, je sentais que nous étions un seul corps et un seul cœur. Je pouvais sentir notre connexion et notre bonheur partagé. Nous marchions côte à côte en rangs de deux, les bols dans nos sacs durant les moments de marches plus longues. Arrivant aux maisons, nous nous sommes réunis en une seule file, les bols dans nos mains. C’était une sorte de danse, navigant ensemble. Lorsque le premier frère s’arrêtait, nous nous arrêtions tous et sortions nos bols en un mouvement unifié. En entendant le silence paisible je savais naturellement quand tout le monde derrière moi était prêt à marcher à nouveau.
Lorsque nous sommes revenus au Hameau du Haut, le reste de la sangha (composée des retraitants de trois mois, des résidents de longue durée et des membres de la sangha locale), était absorbée dans une joyeuse méditation du service pour préparer le hameau : certains préparaient la salle de méditation pour que toute la sangha puisse déjeuner ensemble après la tournée des aumônes, tandis que d’autres s’étaient portés volontaires pour faire la cuisine. Un autre groupe avait également cuisiné dans le magasin bio de la sangha locale, à proximité.
La veille, alors que je me promenais près de Thénac, je suis passé devant une maison d’amis pratiquants et je les ai vus cuisiner par la fenêtre. J’ai pensé qu’ils préparaient quelque chose pour l’offrande d’aumônes du lendemain. J’étais ému et plein de gratitude, pensant qu’il y avait peut-être beaucoup d’autres de nos amis qui préparaient à ce moment-là de la nourriture pour la communauté, avec un cœur généreux.
Nous avons ensuite eu la grande procession au Hameau du Haut, tous les moines, par âge d’ordination, recevant l’aumône dans leur bol, servis par les pratiquants laïcs. En recevant la nourriture, je me suis senti un peu nerveux, mais aussi très heureux de voir nos amis si enthousiastes d’offrir la nourriture aux frères. Ensuite nos amis ont également reçu de la nourriture et nous sommes tous entrés dans la salle de méditation pour manger. Nous avons pris un repas en silence, au cours duquel nous avons également partagé les fruits secs, les noix et autres offrandes que nous avions reçues dans les maisons de Thénac.
Cet événement a été l’occasion pour les frères de se connecter avec nos amis qui vivent près du monastère. Dans la vie quotidienne et au cours des Journées de Pleine Conscience, ils n’ont pas forcément l’occasion de reconnaître qui est qui, surtout s’ils ne parlent pas la même langue que les amis locaux ou ne fréquentent pas les mêmes groupes de partage du Dharma.
Je suis très reconnaissant à l’équipe organisatrice de l’événement. Nous avons incarné l’esprit que, je pense, Thây nous aurait suggéré : Nous avons travaillé ensemble dans la détente, la joie et l’harmonie, avec efficacité mais sans trop attendre de résultats. Et j’ai eu beaucoup de joie à coopérer avec mes deux frères moines de l’équipe d’organisation, qui et ont été un merveilleux soutien. J’ai apprécié cette opportunité de me connecter avec eux et de servir la sangha ensemble.
A la première des maisons de nos amis, j’ai reçu de la nourriture dans mon bol de la part d’un ami proche qui a été ordonné moine le même jour que moi et qui, par la suite, a fondé une famille. Une partie de moi s’est sentie un peu mal à l’aise, l ‘espace d’un instant. Je ne savais pas vraiment où me situer, où il se situait, quelle sorte de relation se manifestait.
Alors que notre équipe organisait cette journée, nous avons réfléchi à la relation entre les pratiquants monastiques et les pratiquants laïcs. Reconnaissant le potentiel de chaque être humain à pleinement réaliser le chemin de pratique, qu’il/elle soit laïc ou monastique.
Grandissant dans notre société, il ne nous est pas toujours donné de faire l’expérience de relations basées sur la générosité, la gratitude et la liberté vis-à-vis des complexes (d’infériorité, de supériorité, d’égalité). Aujourd’hui, avec le recul, et grâce aux enseignements que nous recevons et pratiquons ensemble, je peux générer une compréhension plus claire.
En tant que moines et en tant que laïcs, nous sommes déjà merveilleux – et grâce à la pratique, nous avons l’opportunité de vivre une vie merveilleuse, avec compréhension et compassion.
Un ami laïc n’est pas seulement un ami laïc. En tant que laïc, on peut offrir de la nourriture et un soutien matériel à la Sangha. On peut également offrir sa propre pratique, ce à quoi nous encourageons tout le monde. On peut aussi offrir les deux. Dans l’un ou l’autre cas, nous prenons part à la continuation du Bouddha, des enseignements, et de la Sangha. Nous, moines et moniales, sommes heureux quel que soit le choix de nos amis.
En tant que moine, je peux offrir ma propre pratique de tout mon cœur, et apprendre à comprendre et incarner les enseignements et la grande compassion que nous transmettent nos maîtres ancestraux.
Lorsque je reçois une offrande, cela me rappelle de m’engager de tout cœur dans ce que je souhaite le plus pour moi et pour nous. Lorsqu’un ami laïc fait une donation à la Sangha – ou paie sa contribution à une retraite avec son argent durement gagné – cela peut avoir exactement le même role pour lui/elle : lui rappeler son aspiration profonde. C’est vraiment merveilleux.
Nous pouvons voir notre interconnexion, la ressentir, en être émus et sourire.
Nous avons ce gatha dans notre tradition :
Le bol du Tathāgata
Gatha extrait du livre de Pratique ‘Entrer dans la Liberté’
Est entre mes deux mains
Je fais le vœu de pratiquer de tout mon cœur
Le donneur, le don et le receveur ne font qu’un
Je n’étais pas très à l’aise en recevant de la nourriture de mon ami, car je nous voyais tous les deux séparés. Mais lorsque je reçois, je ne suis pas seulement moi-même, en train de recevoir – je suis bien plus. Lorsqu’il offre, il n’est pas seulement lui-même. Regardez le papillon et la fleur, si l’on enlève l’un, l’autre n’existe plus. Ils se manifestent l’un en fonction de l’autre, en mutuelle dépendance. Lorsqu’ils doivent évoluer, ils évoluent ensemble. On ne peut pas les considérer en termes de supériorité, infériorité ou même égalité.
Mon frère laïc et moi, nous inter-sommes, et il y a cette merveilleuse relation, de connexion, de gratitude et de générosité. Le monde entier est en nous lorsque nous interagissons aujourd’hui. Je n’ai pas besoin de me sentir mal à l’aise, je peux pleinement profiter de l’expérience.
L’ordre monastique, lui aussi, ne peut être vu seulement par lui-même. Il n’est pas vraiment une ‘chose’ en elle-même, et il n’est pas séparé de l’ordre laïc. Main dans la main, nous vivons nos vies.
Voici un fruit de ma pratique, de mes défis et de ma contemplation au cours de cette Retraite des Pluies :
Quand je peux voir les liens d'amour entre les êtres - latents ou manifestés, Le lien intrinsèque entre les graines de ma conscience du tréfonds Et ce qui fleurit dans ma vie (situations, personnes, difficultés...) L'unité de mes vrais besoins et de ce que je reçois au quotidien ; Je peux alors pleinement recevoir l'aumône Et bénir la personne qui me l'offre Avec un véritable sourire.
Quelques-uns d’entre nous se sont interrogés : “Est-ce seulement un acte symbolique que nous organisons ?” “Cultivons-nous l’idée que nous faisons comme le Bouddha alors que nous avons nourriture et confort dans le monastère ?”
J’ai trouvé un élément de réponse en observant comment nous avons organisé et pratiqué ce jour-là.
J’ai vu que nous arrosions de bonnes graines, individuellement et collectivement. Par exemple en nous posant précisément ces questions précédemment mentionnées, ou en mettant beaucoup de soin à harmoniser nos points de vue, en nous écoutant les uns les autres, en agissant en pleine conscience, arrosant les graines de générosité, de gratitude, d’humilité, d’aspiration, de détermination et de compréhension.
Le deuxième élément de réponse que j’ai trouvé est donné dans cette phrase du Soutra Vimalakirti: “Ce n’est pas pour manger que l’on fait le tour d’aumône.” Thây explique ensuite : ” La tournée des aumônes est une pratique en soi et n’est pas essentiellement un moyen d’obtenir de la nourriture.” C’est pour faire l’aumône que l’on fait l’aumône, et pas seulement pour avoir à manger. De même, c’est pour faire une offrande que l’on fait une offrande, et non pas seulement pour nourrir les moines, ou pour générer du mérite.
Nous avons organisé cela pour en profiter profondément, et je pense que c’est ce que nous avons fait.
En ce jour d’aumône, nous avons aussi eu l’opportunité d’être attentifs à notre relation à la nourriture, à nos propres sentiments, à contempler nos véritables besoins en tant que pratiquants, et nos vrais besoins en tant que communauté qui partage la pratique à l’échelle internationale via de nombreux moyens.
Vivre simplement
De corps et d’esprit
Aspiration que je chéris
Moyen de vivre profondément
Je vous remercie, chère Sangha bien-aimée, d’être ma famille spirituelle, et d’avoir rendu possibles d’innombrables moments merveilleux comme ce jour.
Célébrons le bonheur de notre engagement sur le chemin, ensemble !