Frère Ngo Khong (Frère Liberté) du Monastère de Deer Park raconte comment il a rencontré Thich Nhat Hanh (Thây) et trouvé sa voie en devenant monastique dans la tradition du Village des Pruniers.
La voix intérieure
La vie monastique constitue un véritable chemin miraculeux pour moi. Elle me rapproche de moi-même et me donne confiance en moi. J’ai dû passer par beaucoup de souffrances avant de devenir moine, car j’avais tendance à ne pas faire confiance à ma voix intérieure. Vers l’âge de vingt ans, m’est venue l’envie de devenir guérisseur spirituel. J’avais un professeur de méditation que j’allais consulter avec ma mère une fois par semaine. Nous pratiquions la méditation assise, mais c’était différent du style de Deer Park. Plutôt que suivre le souffle, il s’agissait davantage d’un voyage faisant appel à l’imaginaire et au visuel. Je savais que je voulais travailler avec les énergies de guérison et comprendre le fonctionnement de l’esprit, mais mon professeur et ma mère m’ont tous deux dit que, avant de faire un choix, je devais d’abord terminer l’école, puis l’Université. J’ai suivi leurs conseils et, après avoir terminé l’école de médecine, cette voix intérieure n’était plus là. J’étais occupé à faire d’autres choses.
C’est à l’âge de vingt-six ou vingt-sept ans que j’ai à nouveau entendu cette voix. J’avais déjà eu quelques relations, et je doutais de pouvoir en vivre une à long terme. Il fallait que je prenne soin de moi et que je trouve en moi cette âme soeur que je cherchais ailleurs. J’ai décidé de me tourner vers la voie monastique chrétienne et je suis parti en Croatie, mon pays ancestral, afin de devenir franciscain. Parmi mes ancêtres, beaucoup étaient moines et prêtres franciscains. Là, je suis allé vivre au monastère, parmi les monastiques, tout comme les autres pratiquants laïcs en attente d’ordination. Là, j’ai découvert que la vocation franciscaine ne me convenait pas. Elle ne correspondait pas à ma personnalité. J’aime les enseignements profonds, mais cela ne correspondait pas, alors je suis parti.
C’est à peu près à cette même époque que je suis tombé amoureux de ma future épouse. J’ai perdu l’intérêt pour la vie monastique, m’intéressant plutôt à elle. Nous avons entamé une relation, nous nous sommes mariés et ma voix intérieure s’est à nouveau tue. Puis, après six années difficiles, mon épouse et moi avons décidé que nous voulions chercher le bonheur séparément. Nous n’avions pas d’enfants. Ce fut un divorce pacifique et à l’amiable. Cela ressemblait à un traité de paix, chacun souhaitant le meilleur à l’autre. Aujourd’hui, nous ne nous parlons plus vraiment, mais nos familles sont restées en contact, et je prends de ses nouvelles via mes parents et elle fait de même me concernant. C’est bien suffisant. Elle vit en Croatie, un petit pays où tout le monde se connaît. Il est très important pour moi qu’il y ait de l’harmonie, et qu’il n’y ait ni culpabilité ni reproche.
Lorsque nous avons divorcé, j’ai dit : “Tu sais, après notre séparation, j’ai l’intention de poursuivre le chemin que j’avais prévu. Je deviendrai moine.” Nous vivions en Croatie à cette époque, et je suis reparti en Allemagne parce que c’était juste après la guerre civile en Croatie, et il n’y avait pas beaucoup de travail disponible. J’ai travaillé comme chauffeur. J’ai rejoint la course folle et, à nouveau, mon aspiration s’est envolée, ma voix intérieure s’est à nouveau tue. J’ai repris quelques relations, et elles ont été aussi infructueuses qu’avant, je n’avais rien appris. Mes énergies d’habitude étaient trop fortes. J’attendais tellement de mon âme soeur que cela ne marchait tout simplement pas.
La fin d’une de ces relations m’a véritablement brisé le cœur. J’espérais sincèrement avoir enfin compris ; nous semblions vraiment vivre en parfaite harmonie. J’avais tellement le cœur fendu qu’il m’était impossible d’aller travailler. Le médecin m’a mis en arrêt de travail pour deux semaines. J’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir sur moi-même et pour essayer de comprendre pourquoi je me retrouvais toujours dans cette situation. C’est alors que je me suis dit : ”Je suis vraiment ignorant’. Je cours après le bonheur et je me heurte à un mur. Je tombe, je perds conscience, puis je me réveille et je cours en arrière et, à nouveau, je percute le mur, encore et encore.” C’était douloureux de comprendre que c’est l’attitude que j’avais eue tout au long de ma vie !
À chaque fois que ma voix intérieure m’interrogeait : “Es-tu heureux ?” Je répondais : ”Oui, je suis heureux : J’ai une bonne vie, un bon travail, j’ai ma famille, mes amis… Je suis une personne heureuse”. Mais ma petite voix n’était pas vraiment convaincue, poussant plus loin l’interrogation : “Es-tu vraiment comblé ? Est-ce là tout ce que tu attends de moi ?” Et j’ai réalisé que, oui, j’étais heureux mais pas comblé. Et le problème ne résidait pas dans le besoin d’un partenaire ou de quoi que ce soit d’autre. C’est alors que j’ai entendu la voix m’interroger à nouveau : “Veux-tu être comblé ?” Bien sûr. C’est pour cela que je vis. Je veux vraiment être dans la plénitude et l’épanouissement. Voilà ce que je cherchais, et la raison de ma souffrance. Un véritable accomplissement intérieur, c’est ce que je recherchais. Le bon côté des choses, c’est que je savais que j’étais prêt à souffrir pour cette quête de plénitude, parce que j’avais déjà souffert pour beaucoup moins.
C’est alors qu’une grande prise de conscience m’a fait comprendre que si je voulais cette plénitude, il me fallait arrêter de faire ce que je faisais, car cela m’amenait toujours au mur. J’ai dit : “Oui, si je suis vraiment honnête avec moi-même, il faut que je change quelque chose. Je dois tout changer !” Ce fut une période difficile ; j’avais le cœur brisé, j’étais dévasté. Je ne croyais pas en moi. Je me suis dit que je ne cessais de blesser les personnes qui m’étaient les plus chères plutôt que les aimer. ”Je les blesse et je ne suis pas capable d’être heureux avec une personne ou de vivre longtemps avec quelqu’un et de continuer à nourrir cet amour. De ce fait, je ne peux ni ressentir l’amour ni être comblé”.
Ma rencontre avec Thay
Et puis, Thây m’a rencontré. Thây m’a croisé alors que je marchais, perdu dans mes pensées, longeant une librairie. J’ai jeté un coup d’oeil à la vitrine de cette librairie, quand j’ai remarqué que les yeux de Thây me regardaient. À ce moment précis, nos regards se sont fixés. Je ne savais pas qui il était, juste un visage sur la couverture d’un livre, mais il a regardé en moi. Le titre du livre était : ‘Times of Awareness‘. Ma voix intérieure a murmuré : “C’est exactement ce dont tu as besoin en ce moment !” C’était un moment de clarté soudaine parmi tout ce brouillard et les nuages que j’avais en tête. Je suis alors entré dans la librairie et j’ai dit à la vendeuse : “Je veux acheter ce livre.” Elle m’a répondu : “Eh bien, il ne nous reste que l’exemplaire qui est en vitrine.” J’ai répondu : “Super. C’est celui qui me regardait.” J’ai donc acheté ce livre avec Thây en couverture et je suis immédiatement rentré à la maison. J’ai commencé à le lire et je me suis senti comme envoûté.
J’avais l’impression de me regarder dans un miroir profond. Je pouvais voir mes ancêtres, je pouvais voir la souffrance qu’ils ont transmise à chaque génération, à mes grands-parents, à mes parents et à moi-même. Outre leurs qualités, je pouvais aussi voir le mur, et je pouvais comprendre pourquoi je ne cessais de m’y heurter.
Ce miroir me montrait aussi mes partenaires. Je me rappelle la douleur ressentie en me remémorant les situations où, par ignorance, fierté ou en raison de ma propre souffrance, j’avais fait tant souffrir les personnes que j’aimais, que ce soit par mes paroles ou mes actes. Tout à coup, tout devenait parfaitement clair. Quelques heures plus tard, j’avais déjà terminé la lecture ; j’étais si excité que j’ai repris les premières pages et l’ai relu au cours de cette même journée. C’est aussi ce jour-là que j’ai commencé à pratiquer. J’avais déjà médité auparavant, mais ces Gathas (poèmes de pratique) était une véritable bénédiction, un réel cadeau !
Sans attendre, j’ai entrepris de m’atteler à ma vaisselle ; et autant dire qu’en tant que célibataire, il y en avait une belle quantité ! Ce fut ma meilleure journée de pratique de la vaisselle. J’ai pratiqué la méditation marchée dans mon appartement. J’étais si heureux ! Tous ces petits Gathas m’étaient d’une grande aide, me ramenant à la vie dans le moment présent. Dans ces moments de souffrance, de douleur, de perte et de remise en question, toutes les réponses étaient là. Et elles étaient là, parce que j’étais là.
Ma rencontre avec le Village des Pruniers
Quelques mois plus tard, après avoir lu de nombreux autres livres, je me suis inscrit à une retraite au Village des Pruniers. Une fois de plus, la semence de vie monastique fut arrosée. Je voulais vivre dans la simplicité en sachant que, bien souvent, posséder moins est synonyme de ‘plus’. Je voulais mener une vie qui ait du sens, avec une intention claire et avec liberté. Je voulais vivre avec d’autres, en communauté. C’étaient là mes trois aspirations. Et c’est précisément cela que je voyais au Village des Pruniers. J’ai vu une communauté jeune, qui pratiquait, qui pouvait jouer et manifester la joie. J’ai vu un maître, âgé et sage, donner des enseignements profonds – précisément cette personne qui figurait sur la couverture du livre, qui m’avait demandé de m’arrêter et de regarder en profondeur. En voyant tout cela, je suis tombé amoureux du Village des Pruniers. Mes semences monastiques se trouvaient à nouveau arrosées ; je voulais faire partie de cette communauté.
Plus tard, en 2008, l’Institut Européen du Bouddhisme Appliqué (EIAB) en Allemagne a ouvert ses portes. Je m’y suis rendu dans le cadre de retraites et j’ai demandé comment devenir monastique. J’avais trente-huit ans à l’époque. Ensuite, d’autres événements ont une fois encore éteint la flamme en moi, éteignant à nouveau la petite voix. Une promotion professionnelle m’était offerte, promesse d’un apport supplémentaire d’argent et de responsabilités. Bien vite, ma voix intérieure revint se manifester et me demander si j’étais comblé. La réponse fut retentissante : “Non !” Une fois de plus, j’étais complètement déchiré. J’ai lutté seul pendant quelques mois, puis j’ai demandé conseil à ma sœur. Elle m’a dit d’écouter mon cœur, et si mon cœur voulait que je sois ordonné, alors je devrais cesser de douter. Elle avait pleinement confiance en moi, plus que je n’avais confiance en moi à l’époque. Je ne voulais pas demander l’avis de mes parents à ce sujet, ni sur le fait de quitter mon emploi, convaincu qu’ils faisaient de la sécurité une priorité pour moi, et j’avais peur qu’ils me dissuadent de faire ce pas.
Les premiers pas de liberté
Lorsque j’ai fait part de mon intention à mon patron, il s’est montré compréhensif ; il m’a soutenu, me laissant partir dès le lendemain et me payant pour trois mois supplémentaires sans avoir à me présenter au travail, afin que je puisse me préparer à ce tournant de ma vie. Quant à mes parents, ils ont souri avec beaucoup d’amour. Eux aussi m’ont soutenu, sachant que la seule façon de trouver ce que je cherchais était d’écouter mon cœur. Et c’est ce que j’ai fait ! Je me suis libéré ! J’avais ignoré ma voix intérieure depuis trop longtemps. La première fois, c’était parce que je n’avais pas encore de diplôme ; la deuxième fois, j’avais préféré le mariage à la vie monastique ; la troisième fois, la richesse et la sécurité m’ont presque empêché d’écouter mon cœur. Cette décision a été pour moi une grande joie et un grand soulagement.
Parfois, je redoutais que ma voix intérieure cesse de me parler. Ne l’ayant jamais écoutée, je craignais qu’elle m’abandonne purement et simplement. Mais j’étais là, complet, inspiré, si enthousiaste ! J’ai commencé à vendre la plupart de mes biens sur les marchés aux puces, à annuler des contrats, à sortir du système. J’ai rencontré des moments et des obstacles plus difficiles. J’ai dû renoncer à l’assurance maladie, obligatoire en Allemagne, et au registre du travail, etc. Ce n’est qu’avec une grande détermination, maintes réclamations et beaucoup de patience que j’ai pu me détacher du système.
Ensuite, j’ai également connu des luttes internes. Quand je suis revenu du marchés aux puces, j’avais les poches pleines d’argent parce que j’avais vendu ma piste de course de voitures à créneaux numériques de 91 mètres de long, y compris des voitures à créneaux coûteuses et personnalisées. Je jouais au hockey sur glace, alors j’ai vendu ce matériel. J’avais une collection de maillots de football avec les autographes originaux de joueurs célèbres. Il y avait des tonnes de livres, de CD, plus de 200 jeux PlayStation, des guitares électriques, et beaucoup de vêtements, des eaux de Cologne et des montres. Tous ces objets ne pouvaient plus me rendre heureux, et je le savais.
Pourtant, je suis rentré chez moi un soir après avoir mis en gage tous mes biens. Désormais, mon appartement était vide. Mes pas y résonnaient. Plus de tapis ni de rideaux ; je me suis effondré. Tout ce à quoi je m’étais identifié, ce que je croyais être moi, tout avait disparu ! Il n’y avait plus qu’un immense vide en moi et autour de moi. Je me suis dit : “Tu es sérieux ? Il n’y a plus rien. Au fond, tu n’es rien du tout. Tu as vendu tout ce que tu étais. Tu n’as plus rien. Tu es… tu es fou ? Tout le monde te prévient, et te dit de ne pas le faire, de garder la sécurité dans ta vie…”
J’étais dévasté, complètement perdu. Comment avais-je pu m’infliger cela délibérément, en créant ma propre faillite ? Durant deux ou trois jours, je suis resté dans un état de profond doute. Je n’étais plus sûr d’avoir pris la bonne décision. J’ai beaucoup pleuré. J’avais non seulement vendu tout ce que j’avais, mais aussi tout ce que je sentais que j’étais. Je n’étais même pas sûr que la communauté du Village des Pruniers m’autoriserait à rester ou si, après y être resté un certain temps, j’aurais encore envie d’y vivre. Tout ce que je pouvais faire, c’était demeurer avec ma douleur et respirer. J’ai pratiqué la marche méditative et la méditation assise dans mon appartement. J’ai commencé à m’apprécier. J’ai pratiqué la relaxation profonde, la joie de faire la vaisselle et de prendre soin de moi.
Après quelques jours, j’ai commencé à me sentir mieux. Je me suis souvenu de ma motivation, et j’ai su que cela valait la peine d’essayer. Je faisais confiance à ma voix intérieure, à mon cœur, à mon âme, et j’étais déterminé à maintenir ce lien vivant, à être un être humain à part entière. Je ne voulais pas avoir à regretter un jour de ne pas avoir écouté mon cœur.
Je partage souvent mon histoire avec mes jeunes frères monastiques, qui ont le sentiment que quelque chose manque à leur vie (par exemple avoir une relation de couple, avoir un travail bien payé ou la liberté de faire tout ce qui leur vient à l’esprit). Dans la vie laïque, je pensais que la liberté consistait à avoir plus et à faire plus ; mais les choses que j’avais ne me satisfaisaient pas, et les choses que je faisais entraînaient de la souffrance, tant pour moi que pour les autres.
Aujourd’hui, je sais que la liberté vient de l’intérieur ; que la liberté aime la simplicité, les bonnes intentions, et beaucoup de personnes autour d’elle. La liberté vient de l’art de cultiver ce qui est sain, et non plus de nourrir ce qui est malsain. C’est la pratique quotidienne et joyeuse de notre communauté.
Vivant désormais à Deer Park, je peux dire que l’ordination a été la meilleure décision de ma vie. Je vois que notre Sangha valorise toujours ces valeurs que j’avais perçues lors de ma première retraite au Village des Pruniers. Il y a place pour la simplicité, le jeu, la joie, la profondeur et la sagesse. Il y a, et il y aura toujours, un Thây sage et doux qui nous guidera vers nous-mêmes. Nous sommes une communauté diversifiée, en termes d’âge, de culture et de personnalités, et nous pratiquons ensemble en harmonie. C’est tellement beau, et je suis profondément reconnaissant d’en faire partie. Finalement, j’ai trouvé mon âme soeur parfaite, la Sangha !
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